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mardi, 02 octobre 2018

Queen.

Par
illustration

«Mirror, Mirror on the wall, who’s the fairest of them all?»

Qui est cette femme beaucoup trop apprêtée pour être honnête, qui s’admire sans vergogne dans le miroir ? Comment a-t-elle traversé les âges, et troqué sa vieille plaque de métal poli pour un smartphone flambant neuf ? L’imagerie de la femme reine a survécu à la fin de l’Ancien Régime, et endosse aujourd’hui dans l’imaginaire collectif plusieurs fonctions antagonistes, à la fois régente et figure immodérée, meneuse ou pas même maître de soi.

La reine est à plusieurs titres un archétype féminin fort. Troisième arcane du tarot, elle symbolise la stabilité, une entreprise naissante; au sommet de la pyramide hiérarchique, elle représente la réussite sociale au féminin. C’est la Miranda Priestly du magazine Runway du film The Devil wears Prada (David Frankel, 2006). Basé sur le roman du même nom, si discrètement inspiré par la vraie rédactrice en chef Anna Wintour du vrai magazine Vogue (de mauvaises langues diraient, en ayant lu ce portrait trop peu déguisé, un journal revanchard à peine masqué de l’expérience de Lauren Weisberger auprès de ladite tyran). Le film donne la part belle à Meryl Streep dans ce rôle de régente de la mode, portant des tenues que la costumière Patricia Field a voulues intemporelles, sans essayer de recréer à l’écran un ersatz de Wintour, mais plus une image de contrôle : un trench-coat sur un costume sombre par exemple, des pièces dans la veine du workwear Donna Karan des années 80 et 90, soit classiques, flatteuses, pratiques. Mais aussi un style qui est propre à Priestly, dicté par nul(le) autre, un costume sombre qui est une illustration intelligente de son leadership et de l’aspect séducteur du diable. Mais pourquoi diable cette figure de rédactrice en chef, supposée tyrannique, a-t-elle fasciné autant, en devenant un best-seller, puis un blockbuster ?

La reine fait partie des 4 tempéraments des tests psychologiques de Robert Moore appliqués au monde de l’entreprise: selon lui les rois / reines sont des gens introvertis, cartésiens et autoritaires. Ils adorent l’ordre, l’organisation, et analyser en détail (la manière élégante de dire control freaks…). Généralement très cultivée, la reine est donc vue de l’extérieur comme une personne intelligente, réfléchie et avec des valeurs morales. Mais une reine est avant tout une sage, qui sait donner les bons conseils, et trouver les meilleures stratégies. On retrouve cette fohire avec une nouvelle génération de dirigeantes à l’écran, de Damages (Glenn Close), How to get away with murder (Viola Davis) ou encore de la saison 5 de House of Cards (Robin Wright). Les scénarios font de plus en plus la part belle à ces femmes qui ont explosé le plafond de verre, reflet sibyllin d’un processus d’évolution de la société qui se fait attendre. Car dans les faits, ces inégalités de carrière liées au genre et dans l’accession aux postes à responsabilité sont toujours bien réelles, les femmes n’étant encore trop souvent pas perçues comme leaders compétents. Un point intéressant ceci-dit soulevé par l’étude du LIEPP en France est qu’un facteur majeur de cette disparité, inattendu peut-être, est l’autocensure des femmes. Aussi la représentation de ces figures puissantes dans les fictions a un rôle sociétal éminent à jouer, celui de modèle.

Néanmoins cette figure féminine de contrôle devient encore plus intéressante en terme d’apparence et de catégorisation dans son versant négatif, lorsqu’on dépasse les archétypes jungiens utilisés dans le management (des figures comme la matriarche, le père, l’enfant, le dieu, etc.), pour s’intéresser aux figures fictives données à voir dans les médias. Elles représentent l’excès, à travers deux défauts majeurs: l’orgueil et l’envie. Depuis l’Antiquité, les vanités sont toujours incarnées par des figures féminines, en tant qu’allégories ou figures saintes méditant leur sort - comme Marie-Madeleine - entourée d’un apparat associé au monde féminin et au superflu: bijoux, tissus, fleurs, etc. Marie-Madeleine n’était pas juste la Cristina Cordula des temps bibliques, elle est l’exemple de la possibilité de rachat pour toute femme, devant tendre suivant le dogme catholique vers la perfection immaculée de la Vierge. Elle illustre la fuite en avant du vide des choses matérielles vers la spiritualité.

Parlant de vanité, The Devil wears Prada passe le Bechdel test aisément tout en étant éminemment problématique pour la représentation de la psyché féminine – ce test qui évalue de manière terriblement simple la non représentation des femmes au cinéma. Le film est cependant éminemment problématique pour la représentation de la psyché féminine. Car les personnages principaux ne parlent pas tant de mecs, que de mode (deuxième conversation topic des femmes, c’est bien connu !). L’héroïne effectue une ascension sociale par un makeover de l’extrême, analysé par Andrew Joseph Pegoda pour sa représentation plus que contestable du succès au féminin. Un vrai fashion movie, qui se construit par ailleurs autour d’une architecture binaire qui nous rappelle les sombres heures des contes et leurs figures féminines pas sympas. Sa morale de fin en est somme toute : en dehors des mecs et du swag, point de salut. Tout en réussissant le tour de force, si on suit l’analyse de Stephanie Zacharek du Times, de brosser une caricature facile et mesquine du monde de la mode, présenté comme une idiocratie frivole, que l’héroïne surplombe de son désintérêt intellectuel. Mais être maîtresse de son apparence et des évènements, est-ce vraiment si mal ?

L’archétype de la femme envieuse est représenté depuis les contes par la reine Grimhilde, die böse Köningin (la mauvaise reine); femme d’âge mûr à la beauté glaçante, qui est la marâtre de Blanche-neige, voulant la tuer parce qu’elle envie sa beauté grandissante. Les vieilles femmes, comme la figure des Erinyes chez les Grecs, incarnent les remords et le mal. Aussi est depuis longtemps ancrée dans nos représentations cette idée qu’une femme ne brille que par son apparence, et que passé un certain âge, elle devrait être silenciée. En regardant la carrière de Madonna on pourrait se poser la question de savoir s’il faut quitter la scène avant de perdre en cool. Mais clairement une reine décadente n’est pas la règle ! Pourtant les films et séries regorgent de ces femmes excessives, représentées toutes en nuances… Qu’on pense seulement à la performance magistrale d’Itatí Cantoral dans la telenovelas María la del barrio, qui est devenue un meme.

Toute femme qui contrevient donc à cet ordre établi, est d’office considérée comme excessive. La queen incarne cet excès, cette folie, d’une vieille prédatrice sur le retour, une vamp. Ou de la jeune diva, hors du cadre, over the top, qui en fait des caisses. Cependant ces dernières années on assiste à un glissement, puisque le marketing récupère cette image devenue figure d’empowerment, en suivant l’exemple d’icônes pop comme Beyonce (dite Queen B). Celles-ci défendent un droit à une apparence différente, à l’insouciance et à la liberté de choix, quand jusqu’alors les médias présentaient une terrible image plus grande que nature, récurrente de la femme maîtresse du monde.

Un lien ténu persiste entre ces entrepreneuses conquérantes et la figure archaïque de souveraineté féminine et de dévotion maternelle, et il sème le trouble. Les figures mises en scène par la publicité et le cinéma prennent leur source dans une longue Histoire, ou ce que le psychologue Karl Jung qualifiait d’« inconscient collectif ». Or les images, aussi superficielles et figées qu’elles soient, nous façonnent. Pour preuve l’existence syndrome Queen Bee, celui de la reine des abeilles : une boss traite plus durement une subalterne féminine. Heureusement Queen B est là pour nous sauver. A moins que ça ne soit Angela Merkel.

http://time.com/4388027/the-devil-wears-prada-at-10/
http://www.womenlovepower.com/2016/03/an-explanation-of-the-7-basic-feminine-archetypes/
https://www.harpersbazaar.com/culture/film-tv/a16439/patricia-field-devil-wears-prada-10-year-anniversary-interview/
http://www.liberation.fr/planete/2016/11/10/qu-est-ce-que-le-plafond-de-verre_1527503
Clément Bosquet, Pierre-Philippe Combes, Cecilia Garcia-Peñalosa, « Pourquoi les femmes occupent-elles moins de postes à responsabilité ? Une analyse des promotions universitaires en économie », LIEPP, Policy brief, n°14, octobre 2014.

Anna Wanda

Directrice Artistique et illustratrice
Anna est née en 1990 et se balade avec un collier où pend une patte d'alligator. Graphiste et illustratrice particulièrement douée (sans déconner), elle n'est pas franchement la personne à inviter pour une partie de Pictionnary. Toujours motivée et souriante, c'est un rayon de soleil curieux de tout et prêt à bouncer sur un bon Kanye West, tout en te parlant de bluegrass. Par contre, elle a toujours des fringues plus jolies que toi. T'as donc le droit de la détester (enfin tu peux essayer, perso j'y arrive pas). SON SITE PERSO: http://wandalovesyou.com