La canicule s’est abattue sur Paris. Les corps sont ralentis, moites, les regards absents. L’exposition égale de tous à la chaleur rend visible une vérité habituellement cachée : notre commune expérience d’une série de conditions, de choses et d’états. Ainsi sommes-nous tous sujets à : la mort, la souffrance, le plaisir, l’égarement. Cela est aussi vrai que nous sommes exposés à la chaleur, mais ces autres états n’ont ni le caractère de simultanéité, ni le régime de visibilité, d’une canicule. Aujourd’hui à Paris, l’ensemble des êtres sont conduits à traverser le jour dans une température de l’ordre de 37 degrés. Il est alors intéressant, presque plaisant, d’observer, en soi et en les autres, le ralentissement des gestes, la moiteur de la peau, la sueur qui ombre les vêtements. Les conversations aussi convergent vers des formes d’énonciation de cet état partagé : « c’est dur », « on n’est pas habitué à cela », « on tous un peu abrutis par cette chaleur », et consorts. Ces phrases ont certes une fonction phatique classique (établir la communication), mais elles me paraissent receler plus que cela, signer, un peu plus que d’habitude, l’expérience collective, et dire : « Je te vois, ruisselant de sueur. Je ruisselle aussi, ne t’inquiète pas. C’est ainsi. On croyait ne plus jamais avoir la peau luisante, et pouvoir courir toujours plus vite pour attraper le métro, mais ça n’est pas possible. Et c’est bien ainsi. »
Par cet état caniculaire, on semble quitter le régime habituel de l’expérience humaine, où la règle générale – tout le monde suinte, tout le monde meurt, tout le monde souffre, tout le monde prend du plaisir, at some point, est bien souvent dissimulée à nos yeux. Tout le monde ne meurt pas en même temps (sauf guerre ou catastrophe particulière), et la souffrance n’est pas toujours visible à l’œil nu. A contrario, « les autres nous apparaissent dans l’évidence d’une présence pleine, entière, sans que nous puissions soupçonner ce qui les agite intérieurement » comme le pointe Mona Chollet dans son ouvrage La Tyrannie de la réalité. Je ne connais de l’intérieur que ma propre vie, mon corps et mon esprit, aussi « les autres » semblent-ils pleins d’une réalité différente de la mienne, car ils m’apparaissent comme pure extériorité. La corrosion secrète des corps, la souffrance psychologique, le tourment associé à une situation de vie, ces événements cruciaux de la vie des autres m’échappent en large part, à l’exception, peut-être, de leur occurrence chez des personnes de mon propre entourage. Le mirage de l’extériorité des autres comprend le mirage de l’altérité : je souffre, « les autres » ne souffrent pas, ou plutôt ne semblent pas souffrir.
Malgré mes propres récriminations « contre » la canicule, je crois apprécier cet état de partage explicite d’une expérience humaine, celle de la forte chaleur, qui soumet les corps et les esprits à des degrés divers mais ne souffre pas d’exception absolue. Si je regarde en moi et que je te dis tout, mon observation, et mon appréciation, de cette expérience partagée de la canicule, tient sans doute à mon expérience de la souffrance (tristesse) ces derniers mois. Ce n’est pas la première fois que je souffre, mais peut être la première fois que je m’autorise à souffrir, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Et sur le chemin de résistance qui mène à cette acceptation, il y a le sentiment diffus, et douloureux, que « je suis peut être la seule à connaître cette émotion / sous cette forme / à ce rythme / etc. » Ce qui n’est bien sûr pas vrai, mais peut le sembler car comment deviner en l’autre, à travers la peau de l’autre, les réserves de douleur qu’il épanche ou n’épanche pas ?
Je ne suis pas seule à pleurer. Je ne suis pas seule à suer. Quel soulagement !
Sur un terrain plus politique, cependant, nous ne sommes pas égaux face à la canicule et cela aussi est visible pour qui veut voir : certains vivent dans des espaces climatisés, ou orientés de telle sorte que la chaleur est moindre, aussi l’expérience globale se diffracte-t-elle en une série d’expériences modulées, selon l’espace et le temps de chacun. Il y a dégradation des conditions de vie déjà difficiles des personnes sans domicile fixe (le sans-abrisme ayant des répercussions plus dramatiques durant la période estivale que l’hiver, comme le pointent l’ensemble des associations militant pour rompre avec la politique du thermomètre qui associe froid et soutien public[1]), pénibilité accrue du travail en extérieur… La canicule nivelle (vers l’expérience d’une unique condition humaine) et révèle les différences (soco-économiques), tout à la fois.
En 2003, les épisodes estivaux de canicule avaient entraîné la mort de plusieurs milliers de personnes, notamment âgées, dans une forme d’indifférence générale qui avait (trop tard) frappé les esprits. La canicule avait révélée, mis au jour, et de manière macabre, la multitude des solitudes – et notre manque de soin de soi et des autres.
Si l’on élargit l’expérience ponctuelle d’un épisode caniculaire au mouvement plus général de réchauffement climatique, on pourrait y puiser des points de référence pour une politique de l’empathie, ou une empathie politique, indispensable à la survie de l’espèce et au déploiement des capacités humaines.
A la faveur de l’épisode caniculaire, un autre débat, en apparence trivial, a été relancé, en lien avec le droit du travail : comment doit-on s’habiller pour aller travailler ? Peut-on tomber le costume en période de canicule ? Je pense aux conducteurs de tram nantais qui ont porté des jupes, pour protester contre l’interdiction qui leur était faite de porter des bermudas[2]. Ce sont alors des questions de genre et de liberté au travail qui se trouvent posées…
Et si la « calamité », la « catastrophe », ici la canicule, ouvrait des perspectives en matière d’empathie, de lutte contre les inégalités et de liberté accrues ? Ce sont précisément ces épisodes partagés qui pourraient être au fondement du sentiment d’appartenance, de destin commun, qui semble faire défaut.
Quand la température baissera, que le régime « tempéré » de la réalité sera « de retour », on pourra peut être utilement se remémorer cette expérience-limite révélatrice et en faire un levier de réflexion et d’action.
Laisse-toi donc couler et retourner à la source de ta vie intérieure et collective.
Tout est déjà là, au creux du quotidien, pour qui veut bien voir.
[1] Voir par exemple ici : http://www.20minutes.fr/societe/2091835-20170622-canicule-115-numero-urgence-abri-encore-plus-sature-hiver