Je suis dans le métro, ligne 12, la ligne du crack, celle qui traverse Paris de haut en bas, les grands extrêmes.
Casquette marquée ‘SECURITE’ vissée sur la tête, habillée tout de noir, ça impressionne les gens, personne ne m’emmerde, c’est la technique que j’ai trouvé.
Je lis un livre, de poche, aux éditions ‘Poche’ je cache la couverture avec les pages lues, c’est un livre qui retrace historiquement le mouvement punk, peu importe le sujet j’ai l’air intelligente. Cultivée. Raison de plus pour pas me faire chier, avec par exemple une quête pour le crack.
L’homme a côté de moi tapote de ses doigts tremblants sur son téléphone, et reçoit un message, « je viens de rentrer du badminton« .
En 2016, on peut donc recevoir ce genre de message, je ne reçois que des memes, des « JPP« , des « c’est quand la pleine lune? » et des « on va boire un verre? »
L’exergue, sa mère la pute
On est jeudi soir, son pote rentre du badminton, lui rentre du taff, il est comptable chez MichelAugustin, depuis deux ans, ça se passe bien, la boîte essuie quelques difficultés suite à des tweets avisés qui impliquent la société dans le mouvement « manif pour tous », en vrai ils s’en foutent ils sont en plein développement et savent a peu près comment rebondir voir même s’en servir. Et puis ça ne relève pas de ses compétences, il est comptable. Il a 31 ans, habite dans le dixième et espère bien retrouver son pote qui rentre du badminton après avoir pris une douche, pour aller boire des bières rue du faubourg saint denis.
Même si il travaille demain, les boss ne seront pas là, il pourra même arriver encore bourré et faire semblant de travailler devant des vidéos sur Facebook dans l’openspace. Il sait déjà qu’il va en chier, mais après ça sera le weekend et il pourra se reposer. Il sait aussi que son pote va lui parler de sa fiancée, et de ses plans d’investissements dans l’immobilier, peu lui importe il a envie de se changer les idées. Il espère juste qu’il aura de quoi fumer.
En face de moi une jeune femme, sur son téléphone, elle joue a la dernière version de Candy Crush, écouteurs vissés, elle écoute le dernier album de PNL en streaming sur Apple Music, elle a lu un article élogieux dans le Monde alors elle s’est dit qu’il fallait qu’elle écoute, et s’interroge. La musique est cotonneuse et les paroles lui échappent. Elle est libraire, à Abbesses, alors le texte, pour elle, c’est important, elle n’aime pas, mais continue d’écouter, elle sait bien que pour donner son avis il ne faut pas se contenter d’un seul morceau, malgré le fait qu’elle ne comprenne pas du tout l’engouement. Tout en jouant a Candy Crush et en écoutant ‘J’suis QLF‘ elle pense au troisième opus de « L’Arabe du futur » de Riad Sattouf, elle n’a pas encore eu le temps de le lire, ils sont en rupture et à la boutique elle prise par d’autres tâches, d’ailleurs il faudra qu’elle repasse commande car elle a oublié de le faire aujourd’hui. Elle se souvient aussi que l’année dernière à peu près à la même période ils étaient débordés par les commandes de « Paris est une fête » d’Hemingway, parce qu’une femme l’avait cité, à la télé, l’éditeur avait dû même rééditer le livre, changeant la couverture avec une illustration qui n’était pas de son goût. Elle pense aussi à son mec de 32 ans son cadet qui s’est lancé dans la peinture, ça fait trois ans qu’ils sont ensemble, elle commence à se lasser, la différence d’âge n’a jamais été un problème mais qu’il ne travaille pas s’en est un, et puis la peinture il faudrait qu’il la vende. Elle ne peut pas subvenir à leurs besoins à tous les deux. Beigbeder l’a dit, l’amour ne dure que 3 ans, et Beigbeder elle l’adore. D’ailleurs elle n’a pas envie de rentrer chez elle, et de le retrouver, si elle avait les moyens elle aurait une garçonnière. Mais on ne vit plus à l’époque où Victor Hugo habitait sur le toit du Moulin Rouge pour une bouchée de pain.
A coté d’elle une autre femme, la quarantaine, très jolie, joue au solitaire, elle joue à ce jeu depuis qu’elle a un iPhone 3, ça lui rappelle les premieres version de Windows, à l’époque où elle était encore sur PC, bien avant internet, bien avant d’avoir un modem, elle aime les cartes, pardessus tout elle aime le nom de ce jeu, ça lui donne un sentiment de solitude dans ce wagon bondé, elle pense au jeune homme de 18 ans avec qui elle a couché samedi dernier, il l’attendait devant sa porte à deux heures du matin alors qu’elle rentrait d’un dîner bien arrosé, alors qu’ils n’avaient pas confirmé, avant que son téléphone ne s’éteigne, parce que plus de batterie. Il est jeune, mais doué, bien plus que les hommes de son âge, il est fan de Booba, elle aussi malgré ses grands airs, pourtant ils n’ont pas vraiment de sujets de conversation, elle l’interroge sur ses cours à la fac, lui en bombant le torse sur son travail, qu’il ne saisit pas vraiment. Elle se demande si elle aime vraiment qu’il l’appelle Maman pendant l’acte, elle sourit, tout en continuant de déplacer les cartes virtuelles sur son petit écran, elle doit passer chercher une bouteille de vin avant d’aller chez son voisin, avec qui elle dîne, elle préférerai rester seule, elle n’aime pas octobre, elle n’aime pas que la nuit se couche de plus en plus tôt, se rappelle que l’on change d’heure bientôt. Elle aime le printemps, on en est encore loin.
Le regard de l’homme de 31 ans va de la fenêtre contre laquelle il a posé sa tête à la quarantenaire, jusqu’à deux autres femmes assises dans l’autre carré.
Elles lisent toutes les deux 20 minutes, pourtant l’une zieute sur le journal de l’autre, comme si il était mieux, pourtant entre leurs mains le même numéro, de la même journée.
En face d’elles deux hommes, l’un lit un bouquin, l’autre non.
Tout en regardant le paysage des stations défiler, le jeune trentenaire pense à son dernier rencard, une femme rencontrée sur tinder, elle ne ressemblait pas à sa photo de profil, se demande encore comment on peut être si différent des photos qu’on fournit, il repense à cette autre fille qu’il a croisé à la salle de sport, elle faisait du vélo juste à coté de lui, en sueur, aussi essoufflée que concentrée, qu’il a reconnu d’instagram, il la suit comme on dit, elle a l’inverse était plus jolie en vrai, en sueur, en souffle que sur ces images figées, annotées et filtrées qu’elle poste. Il repose son regard sur la quarantenaire.
Un homme monte dans la rame, il parle fort, il n’est pas propre sur lui mais ne fait pas la manche, il veut juste parler, discuter, il dit que le féminisme est une idée des hommes pour contrôler le pouvoir des femmes, les contrôler en leurs faisant croire qu’elles ont le pouvoir, alors qu’en vrai les femmes sont l’essence même du pouvoir, puisqu’elles portent, donnent la vie, puis élèvent ces mêmes vies, de leurs mieux à leurs paroxysme, il ne le sait que trop bien, et est triste de voir leurs droits en danger, « rien n’est acquis » dit il de sa voix roque mais audible.
Il se tait et réfléchit à ce qu’il vient de dire puisque personne ne lui répond, il aurait aimé discuter de ce sujet avec les femmes assises, là juste devant lui, il voit la libraire absorbée, et imagine la liberté que porte cette femme, mais sait aussi que les femmes s’endurcissent pour se protéger, parfois même qu’elles ont peur, peur des hommes, parfois même de leur propre liberté alors il continue de penser silencieusement.
La quarantenaire sent le regard du jeune homme, redemande une donne sur son téléphone, puis le regarde à son tour, la libraire aussi regarde la quarantenaire.
La quarantenaire sourit au jeune homme, elle aime la solitude mais n’est pas aigrie, sourit facilement, gratuitement, le jeune homme gêne, ne sait plus où regarder, puis lui sourit en retour.
Elle pose sa main sur son genou. La libraire aussi.
L’homme aux yeux clairs, ne sait plus quoi penser, les mains de ces femmes sur les genoux. Il ne pense plus, se laisse aller.
La quarantenaire glisse sa seconde main dans le col de son manteau et lui caresse la nuque, remonte, en exerçant une légère pression du bout de ses doigts à la naissance de ses cheveux châtains, la libraire se rapproche également, il l’embrasse. La libraire l’embrasse aussi sur la joue, dans le cou, puis caresse de sa joue celle de la quarantenaire. La bouche purpurine de la libraire effleure le lobe de la quarantenaire, le jeune homme glisse ses doigts tremblants dans leurs chevelures respectives, puis pose ses lèvres délicatement sur les lèvres rouges sanguines de l’aînée.
Je suis dans le métro, ligne 12, la ligne du crack, celle qui traverse Paris de haut en bas, les grands extrêmes. Je suis dans le métro, ligne 12, la ligne du crack, celle qui traverse Paris de haut en bas, les grands extrêmes.