Café chaud. Les matins, les réveils, la brume des tasses, la chaleur. Doux café.
Le café m’a d’abord intriguée. L’odeur m’exaltait, m’inspirait dégout et bien être en même temps. Puissante, entêtante. C’est l’odeur des matins tardifs, d’abord en famille. Des générations successives qui émergent autour de ce liquide noir et fumant. C’est l’odeur de la routine, de l’éternel recommencement, du temps qui passe.
C’est le son de la cafetière aussi, le souffle dans ce nectar. Les manières de le boire, avec du lait pour grand-mère, plusieurs sucres pour grand-père.
Le café est à la fois la source et l’excroissance d’un panel de sensations : le bien-être, le chez soi, le cocon, la vie bien rangée d’une petite fille alors bien entourée. La bienveillance des adultes.
L’odeur est douceâtre et intrigante, teintée de mystère, car le café est alors un liquide imbuvable et incompréhensible, qui appartient aux autres.
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Je me souviens les rêves chauds, les pensées brûlantes d’un esprit qui bascule entre l’espoir et ses propres histoires, entre sommeil profond et insomnies nerveuses. Les rêves déroulent une suite d’images, interprètent un regard croisé dans la journée, font transpirer le corps et devenir les draps moites.
Les nuits sont alors longues et mouvantes, elles appartiennent à un monde parallèle, inconsistant dans l’obscurité.
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Mes premières rencontres avec le café ont été abruptes : je voulais tellement l’aimer, l’adopter. Ce fut un échec, il était pour moi bien trop rude et sévère, et ce malgré le contexte de bols breton pourtant bien mignons. J’ai senti l’abreuvage téméraire m’échapper. J’aurais aimé percer ces plaisirs, ces saveurs, accrocher ces sensations fantômes qui n’appartenaient alors qu’aux autres.
Les draps sont toujours moites pendant la nuit (addiction et incompréhension).
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Finalement, les choses de la vie se font et le café est rentré dans ma vie, au moment où j’en avais besoin : pour réussir le BAC. Tout bêtement. Il est même devenu une réelle nécessité, pendant une période de vie où mes préoccupations consistaient à préparer des soirées (quelle tenue porter quel nouveau soda mélanger avec la vodka), en faire des bilans (qui a embrassé qui qui a couché avec qui ?) et permettre à son corps de récupérer toutes ces nuits blanches alcoolisées (dormir jusqu’a 15h puis regarder des séries) et m’ennuyer, me morfondre.
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C’est en buvant du café, je crois, que j’ai réalisé que je quittais pour de bon l’enfance.
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Le cœur bat plus fort, les sens s’agitent, s’éveillent. Le sang circule à toute allure dans les veines. Les liquides, les corps, s’emmêlent. Les nerfs s’excitent jusqu’à implosion, explosion ! Les draps ne sont plus moites mais carrément trempés. Et noirs, noirs et coulants. Passées les premières réticences, les expériences deviennent séduisantes. Tant qu’il y a la bienveillance autour de moi.
Les tasses s’entassent, les cafés se multiplient. Ils deviennent plus doux et même mécaniques. Instaurés dans la quotidienneté, matrices de la routine, je les aime très allongés. Ainsi le plaisir dure et je peux prendre mon temps, pour, généralement, ne rien faire.
On croit alors déjà tout savoir : j’ai cru pour ma part être une adulte : j’avais passé les caps, comme un personnage de jeux vidéo qui gravit les niveaux.
C’est une histoire avec de nombreuses parenthèses : des vides, des souffles, des sous-entendus surtout, des ellipses, peut-être, un peu. J’essaye de me remémorer, les sensations, les temporalités. Mais je tais les actes.
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Je me souviens des efforts qu’il faisait, son point d’honneur pour que je me sente toujours bien ; ses sourires au petit matin, l’empressement le soir et le délaissement dans la nuit, très tard dans la nuit ; les doutes avant de se retrouver, les hésitations, la délicatesse et mes maladresses…
Ce n’est finalement pas une histoire, mais plutôt les mots qui matérialisent des souvenirs, dissous dans la brume (de café). Je désire parler de sensations, percer de vieilles impressions : des choses que j’ai vécues quand j’étais entourée, mais que j’ai surtout ressenti, vécu pour de vrai, pourrais-je dire, tout au fond de ma solitude.
Je veux parler de solitude, car la solitude est partout, tout le temps et souvent au milieu des gens.
Je ne sais plus comment c’est arrivé, mais j’ai changé ma manière de boire du café. Le café est plus sec, plus serré, je mets moins de temps à le préparer. J’utilise une cafetière italienne, dans laquelle il est conseillé de bien densifier le grain moulu et judicieusement sélectionné. J’enlève la cafetière du feu dès les premiers frémissements. Parfois, si je suis accompagnée d’une tierce personne qui aime les cafés serrés, j’ajoute de l’eau chaude dans ma propre tasse. Mes goûts n’ont pas tellement changé.
Le temps est doux et coloré, il s’écoule lentement : c’est intemporel et beau, cette parcelle, ce moment de vie, intense, logique et bien construit (ça pourrait durer toute la vie). Et du coup c’est un peu chiant. Les gestes s’installent et ainsi le café est toujours bon : il faut juste veiller à ne pas oublier d’ôter la cafetière du feu une fois que l’eau frémit. Frrrrrrémit.
On y croit, et puis, tout bouscule.
On peut dire que c’est à ce moment-là que je découvre, l’inattendu, le surprenant, café turc. Le café turc se prépare dans un « cezve », une petite casserole que l’on dépose sur le feu, en attendant patiemment que le café mousse. On retire ensuite le café du feu, puis on le remet, jusqu’à ce qu’il mousse de nouveau. On enlève la mousse et on verse le café dans une tasse, déposée sur une soucoupe. Le processus est lent et oblige à être attentif, attentionné… Le marc du café coule au fond de la tasse. Le café turc a un goût très particulier, un peu sucré et épicé, robuste et court. Il est accompagné d’un loukoum, qu’on peut plonger dans la boisson, ou déguster à côté. Je n’ai pour ma part jamais mis de sucre dans mon café. Après plusieurs gorgées, il faut ensuite veiller à ne pas avaler le marc, qui resterait entre les dents et qu’il faut surtout conserver pour ensuite lire et prédire l’avenir. Le futur se devine dans les traces foncées qui marquent la blanche porcelaine.
Le café s’interprète, se vit, se lit.
Je m’en suis épris tout de suite. La rencontre a été fulgurante, précipitée, et intense jusqu’à en devenir dangereuse. J’étais dans un état second, truffée de trous noirs. Je ne me suis pas reconnue sur le moment, puis j’ai appris à déceler cette part de moi. J’essaye dorénavant de la maîtriser, de ne pas sombrer.
Il s’agit en fait de trouver le juste milieu. Ou plutôt, tout est une question d’équilibre, tout le temps. Je pense à un funambulo qui traverse des boulevards, perché au-dessus du vide sur des fils électriques, dans le froid et la brume. C’est le chemin quotidien de ce funambulo pour rejoindre son travail à l’usine. Les exploits sont permanents, les résultats, rarissimes et les causes souvent suspectes.
Vous ai-je dit que je détestais le café soluble ? Mais bon, il peut dépanner.
Je suis allée sur des axes où la vie m’a échappé. Je suis sortie de ma zone de confort, je voulais m’ouvrir au monde, et cette ouverture s’est avérée généralement décevante. Alors il devient difficile de faire l’effort, quand les efforts riment à un face à face avec la fade banalité. L’odeur du café soluble est similaire à la lumière de néon blanc verdâtres : sans ombres, sans nuances, dégeulasse.
Aujourd’hui j’utilise une autre cafetière, à pression. La préparation est simple et rapide. Je suis installée, la tâche noire, la solitude, roucoule au creux de mon ventre. Je cherche, encore et toujours, le réconfort. J’ai peur que tout bascule, j’ai peur d’avoir cru vivre et de n’avoir finalement rien vécu.
J’ai besoin de madeleines de Proust pour ressentir de la bienveillance ou alors de café tellement épais qu’on y lit des histoires, des destinées prêtes à être tracées.
Et ça ? Ce n’est pas une histoire, mais elle n’est pas finie.