Il y a un peu plus de trois ans, j’ai réalisé un clip pour un mec, mon premier, en cherchant de l’éclairage chez lui il avait trouvé une mallette argentée, comme celle des tueurs à gage ou des banquiers.
Il m’a dit « tu veux une machine à tatouer »?
Je ne comprenais pas ce qu’il foutait avec ça, mais j’ai dit oui. Je dis souvent oui.
Il m’expliqua ensuite qu’il l’avait offerte à sa meuf, pour son anniversaire, qu’elle l’avait trompé, qu’elle avait tatoué le mec avec qui elle l’avait trompé, alors il l’avait reprise.
Je n’aurais jamais fait ça, chacun réagit comme il veut, comme il peut, certains pornshament, d’autres bloquent, d’autres s’entêtent et d’autres reprennent les dermographes.
J’ai laissé la mallette fermée, chez moi, pendant des mois, je me connais, quand je me lance dans un truc je suis obsédée.
Ce n’était pas le moment.
J’avais d’autres trucs à faire, je devais finir le livre sur Booba que j’éditais, organiser l’événement pour sa sortie, dealer avec les débilités du rap game et puis je venais de rencontrer un mec, qui était né en manque d’une mère héroïnomane, décédée pendant son enfance du Sida, grandi dans une famille de bandits d’Aubervilliers, sortait récemment de prison et faisait de son mieux pour ne pas y retourner, et malgré tout ça c’était une crème, la crème de la crème.
Avant de le rencontrer je me disais que l’on était tous égaux, que malgré le milieu, la famille, les études, toutes ses conneries, on avait les mêmes capacités à se surpasser, à être bon, à devenir quelqu’un. Il était venu bousculer cette idée bien ancrée.
Parce que le mieux qu’il pouvait faire lui, c’était ne pas faire de mal.
C’était pas le moment de se lancer dans un nouveau hobby. Mais je me renseignais quand même. Parce que c’était dans un coin de ma tête, sur ma ToDo liste immatérielle.
Fuzi m’avait dit que la peau synthétique pour s’entrainer c’était pas le mieux, ni la peau de porc, encore moins la peau d’orange, que rien ne reproduisait l’élasticité de la peau, la vraie, le mieux c’était celle de la cuisse, et surtout qu’il fallait que je ressente la profondeur et la douleur…
Mais la cuisse… Je suis une femme pas un bonhomme pour me tatouer cette partie-là du corps, mais dans l’éventualité de tatouer d’autres personnes il fallait que je me sacrifie.
Un fois le livre envoyé à l’imprimerie, le tout géré, j’ai ouvert la mallette.
C’était parti.
Premier tattoo, un thumb up.
Ca faisait mal, c’était dur, comme un criterierium sur un papier mou, mais rigide, j’étais obnubilée par ça, savoir le faire, me perfectionner, réussir.
Par cette nouvelle plume et ce nouveau support, l’indélébilité, la marge d’erreur inexistante.
Quand j’ai ouvert la manette et me suis tatouée le mec que j’avais rencontré était là. Il m’a dit « entraîne toi sur moi jusqu’à ce que tu réussisse »
Ce que j’ai fait. Je l’ai tatoué, me suis tatoué, encore tatoué, lui, moi, moi, lui, une fois, deux fois, trois fois, vingt fois, chaque nuit, de cet hiver-là.
(J’ai pas eu l’air conne l’été suivant sur la plage. J’écopais juste du surnom de « Mur des lamentations »)
Puis j’ai tatoué un pote, quand il est arrivé chez moi, il a enlevé son t-shirt, beaucoup de tatouages, peu de places vacantes, un « ultra PSG », un « Pas de temps pur les regrets » d’autres, plein, plein, plein, beaux, réussis, en couleurs, des ombres et des tracés parfaits.
J’avais peur, ça n’a pas loupé, l’aiguille s’est enfoncée, trop profond, l’encre s’est diffusée, j’essayais de me rattraper, j’avais peur, il ne voyait pas ce que je faisais, rien n’y faisait, j’avais peur, maintenant de sa réaction, je ne pouvais pas lui enlever le bras comme on jette une feuille à la corbeille. Finalement il s’est levé pour regarder dans le miroir, il m’a pris dans ses bras et m’a dit qu’il était chanmé. J’étais rassurée. Mais pas fière de moi.
Aux aurores le lendemain, je me suis levée pour esquisser sur mon bras gauche, me tatouer encore, encore et encore. Me suis jurée de ne pas recommencer sur autrui que quand sur moi ça serait parfait.
Tout compte fait il y en a eu d’autres, des potes, des connaissances, des amis, des inconnus, à Paris, ailleurs en France, à Berlin, Milan, Beyrouth, Bruxelles, Londres, New York…
Tous ces personnes je les ai rencontrées, un moment avec eux j’ai passé, dans l’intimité même entourées, dénudées.
À chaque fois je suis effarée, encore aujourd’hui, du dessin dans la peau gravé, à jamais, qui se meut et vit avec eux.
J’en revois certains, d’autres pas. Après la douleur, l’aiguille, l’encre et la vaseline, ils vivent, bougent et sont toujours aussi beaux. Parfois plus encore.
Voilà comment un jour j’ai décidé de savoir tatouer, maintenant je sais, surtout qu’on est pas tous égaux face à la douleur, par exemple.
J’ai décidé d’arrêter de tatouer.