En sortant du bureau, je descends la rue vers le sud, comme je le faisais à l’époque où je suis arrivé, avant de déménager. Si on trace sur un plan un segment de droite dont la première extrémité est ce petit appartement que j’ai occupé quelques mois, et la seconde celui que j’occupe aujourd’hui, dans le nord, le milieu de cette droite indique l’emplacement précis de mon bureau. Hasard de la géométrie qui ne me bouleverse pas le moins du monde lorsque, me demandant si je devrais acheter des citrons verts pour ce soir, je passe devant « Top Sexy », l’un des innombrables peep show de la rue. Personne devant pour me tenter, comme c’est généralement le cas. Un air de fête se fait entendre derrière les épaisses bandes de lino rouges et bleu des mers du sud qui pendent du plafond, cachant le cirque aux passants. La musique des îles crachée par une paire d’enceintes que j’imagine à bout de souffle est à n’en pas douter une invitation qui ne m’est pas adressée. Je passe mon chemin, beau joueur, en songeant à cette boom bon enfant où personne ne m’attend.
Beaucoup plus tard le même soir, je ne me demande pas si le rhum est une boisson adaptée à la descente à pied des Champs Élysées. Je l’avale à grandes goulées généreuses comme le font les soiffards,les marathoniens et les pirates de Polanski. Je trinque au soldat inconnu, mais pas à sa gloire dont il n’a sans doute pas grand-chose à foutre de plus que moi. Je ne sais pas ce que le type valait sur un champ de bataille, mais je prends le pari qu’il n’aurait pas craché sur une gorgée de cette bouteille que j’ai entamée avec Manu. Nos pieds boueux trônent maladroitement sur la plaque commémorative de ce que certains considèrent comme le premier mouvement résistant français de la deuxième guerre mondiale. Le 11 novembre 1940, des étudiants et lycéens parisiens avaient décidé de braver les Allemands et de déposer une gerbe devant la flamme-qui-ne-s’éteint-jamais (mais qui, j’imagine, l’était quand même à ce moment là). Une plaque qui se souvient d’un événement au cours duquel personne n’a perdu la vie, c’est assez rare pour mériter qu’on ne la foule pas comme un vulgaire paillasson. Ne seraient-ce la bouteille qui passe de main en main et mobilise notre attention, le courant d’air qui s’engouffre dans la ville, puisant sa force derrière l’arche de la Défense et prenant de la vitesse avant de s’écraser sur les premiers murs des Tuileries après la grande-roue (qu’il alimente, peut-être) et nos esprit échauffés, je pourrais penser aux soldats français au Mali. Je ne saurais pas quoi en penser, par contre. Je penserais à eux comme parfois à la 6eA du Collège des Garcins. Rarement, pas longtemps, pour rien.
Il faut environ 2,5 kilomètres à deux hommes à jeun qui ont beaucoup à se dire pour descendre une pinte et demi de rhum caraïbe, soit exactement la distance qui sépare la flamme du soldat inconnue à l’entrée du jardin des Tuileries
Au réveil, le rhum épicé qui a l’avantage de se boire sans citron et sans glace, ne laisse que peu de traces. Je rassemble mes quelques affaires réparties dans l’atelier du bord de Seine où j’ai sombré après avoir percuté de plein fouet le récif cubain, et me jette dans l’air saisissant de la fin de matinée. Rien à faire d’autre que de marcher, de reprendre le chemin là où une bonne conscience me l’a fait arrêter la veille. Un léger détour s’impose pourtant, avant de bifurquer vers le nord. Je longe le fleuve pendant quelques mètres et prends à gauche en direction du Bayou : la petite épicerie américaine aura de quoi me tirer d’affaire. Un paquet de beefjerky Jack Link’s, les sweet and hot, y’a pas à tortiller. Pour la boisson, c’est toujours plus délicat. Je saisis deux canettes de Dr Pepper, incapable de départager la classique de la Amazingly Smooth Dr Pepper Cherry. Dans ce genre de situation, toujours miser sur le chimique et privilégier la quantité. J’avalerai mon bœuf séché par poignées si je le pouvais, noyant chaque tranche de viande rouge d’un flot de bulles sucré. La seule pensée qui m’obsède à présent, c’est le contenu de la seconde canette, la noire, que je n’ai pas ouverte et qui bringuebale au fond de mon sac. On m’a toujours dit que l’original était à la cerise, pourquoi le décliner en gardant le même fruit ? Les voies du marketing sont impénétrables.
Il faut les cars de CRS stationnés en file indienne devant lesquels les soldats en armure tranchent des fruits sur l’écran de leur téléphone pour que le « Doc » quitte ma pensée. La clameur de la foule que j’imagine immense, marchant sur eux. Les feux de Bengale et les drapeaux qui flottent au vent, verts, roses, jaunes. Il n’y a en fait, au 147, qu’une poignée de personnes regroupée devant les barrières Vauban. Sur le tapis de pétales qui recouvre le petit espace épargné par le groupe de manifestants, des cierges rouges et blancs forment les initiales du Parti des travailleurs du Kurdistan. On scande un slogan que le groupe reprend. On aurait aimé plus de monde, moins de camarades qui brandissent le visage d’Apo le vengeur, le guide, le maître à penser. Les portraits sur fond jaune se perdent au milieu des drapeaux du Kurdistan. Seul sur son île, Abdullah« Apo » Öcalan a-t-il déjà appris la nouvelle ? Sa solitude est-elle un peu effacée à la pensée de la troupe de fidèles, comme l’était, sans doute, celle de Dreyfus quand la silhouette d’un navire se dessinait au large de l’île du Diable ? Les partisans du Turc qui rêve d’un Kurdistan indépendant sont là chaque jour, rallument les cierges, déposent gerbes et bouquets comme le groupe de vétérans qui, paraît-il, se donnent encore rendez-vous plusieurs fois par semaine pour raviver la flamme d’un camarade qu’ils n’ont pas connu.