Je l’ai croisé un matin, dans les couloirs de la gare Saint-Lazare. Un grand brun, massif et quelconque. Je ne sais plus si c’est sa veste, ses cheveux, sa carrure ou les trois, mais son image s’est suffisamment imprimée dans mon champ de vision pour me rappeler instantanément ce camarade figurant sur ma photo de classe de 4ème. Un cliché pris dans la cour arrière du collège Albert Camus de Rosny-sous-Bois, juste devant l’atelier de dessin. Une vingtaine d’élèves aux sourires figés.
J’avais un appareil dentaire à l’époque. Ça donne un truc assez comique sur la photo parce que mon demi-sourire brille de mille feux : un rayon de soleil a rencontré la ferraille quand le photographe a dit « Cheese ». Pour couronner le tout, une coupe de champi et un pull déprimant.
Dans ma classe, y’avait mes deux copines, Léo et Céline. Léo mettait des pantalons avec des signes chinois dessus, Céline était fan des Backstreet Boys. Y’avait aussi d’autres filles sympas, dont une ou deux dites « bien habillées ». Il y avait un loser aussi je crois. Un premier en tout. Un ou deux mecs mignons (mais pas suffisamment pour en faire de la chair à fantasme. Quoique…). Et puis le genre de mec que vous notez à peine, à qui vous ne parlez pas de l’année. Celui qui n’appartient à aucun groupe. Ni vraiment sympa, ni vraiment désagréable. Il est là, il fait le taf, il passe, mais parce que ses moyennes de sport et de techno rattrapent tout sinon c’était juste-juste. Il a les encouragements, pas parce qu’il essaye, mais parce qu’il fait bonne figure, il est sympa avec les profs, il fait pas trop de remous. Pour moi, Yoan était dans cette catégorie. Je crois que je ne lui ai parlé qu’une seule fois. Cette fois a suffi pour que je ne l’oublie plus, alors que c’était le type qui m’intéressait le moins du monde.
On était partis en voyage scolaire à Berck-sur-mer, avec des quatrièmes d’autres collèges. Ça avait chahuté dans le bus. On avait dormi dans des dortoirs. Ça avait chahuté là aussi. Je me souviens de nos pyjamas fleuris et d’Alarma de 666 qui criait dans les couloirs. J’ai encore les photos de cette semaine loin des parents et quand je fais le tri dans mes affaires, je les regarde, scandalisée par l’imprimé d’un pantalon ou par cette rose violette en forme de coquillage que j’avais acheté dans un magasin de souvenirs.
J’avais flashé dès la première soirée pour un mec que Céline avait surnommé Cruchotte, parce que selon elle il n’avait aucun caractère, il ne servait à rien. Jeanne avait flashé sur un mec qui n’était visiblement pas intéressé. Apparemment, il en pinçait pour quelqu’un d’autre, et son invitation à danser, lors d’une soirée où on frisait tous les murs, ne m’avait même pas mis la puce à l’oreille. De toute façon, j’avais refusé, par solidarité pour Jeanne, qui était partie écouter en boucle la B.O. de La Boum dans mon discman.
Le voyage scolaire, ce moment où vous sympathisez avec tout le monde, même le plus ignoble fouteur de merde, même celui qui vous harcèle et vous insulte habituellement. Ce moment où vous développez une complicité avec cette fille qui fait partie d’une autre caste, celle des gens du fond de la classe, celle des lèches-cul, celle des gens bizarres (barrez la mention inutile). Bien entendu, cette complicité s’évanouira au retour, mais vous vous souviendrez toujours du récit de son meilleur nouvel an, celui où elle avait porté une robe chinoise.
Je ne sais plus trop à quel moment de la classe de mer ma « rencontre » avec Yoan a eu lieu, mais j’ai le vague souvenir d’un regroupement des quatrièmes, un après-midi. Et le souvenir clair qu’on avait échangé à propos de Formule 1 (lol XXL). J’avais dû énoncer le nom d’un coureur, il avait dû relever la tête, ses yeux avaient dû s’éclairer, il avait dû dire quelque chose du genre « Tu t’y connais en Formule 1? ». Non, pas du tout. C’est juste que j’avais trop entendu les noms de Räikkönen, Fisichello, Barichella et Villeneuve à la télé. Je me souviens aussi qu’il m’avait montré une photo de coureurs automobile, un truc plié en quatre sorti de ses poches (re-lol. J’avais pas de photo de Cal des World’s Apart dans mes poches, moi). Je me souviens de ses taches de rousseur, de ses petits yeux, de sa soudaine sympathie à mon égard. En un instant, ce mec auparavant transparent pour moi s’était matérialisé. Il existait. Il avait une passion autre que les coupe-vents noirs et les cours d’EPS. À cet instant-là, il m’a attendri, il m’a ému. Grâce à ce moment, je pourrai toujours dire, « Ça, tu vois, c’est ma photo de classe de 4ème, et là, c’est Yoan. »