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lundi, 02 mars 2015

LA MACHINE À BALISTO

Par
illustration

La première chose qui m’a fait douter, c’est le nombre de verres derrière le serveur. Un rapide comptage a clairement établi qu’il n’y en avait pas assez pour désaltérer tous les clients de ce disco-club. Pourquoi sous-équiper son commerce de l’objet de base lui permettant d’être rentable ? J’étais fermement décidé à demander audience au patron inconscient de ce lieu quand je me suis rendu compte de mon erreur. “Un peu plus et on passait pour une belle paire de cons” ai-je dis à mon quatrième verre de vodka avant de le vider d’une traite. La révélation, c’est de mon poignet qu’elle est venue. Autour de ce dernier un bracelet portant 2 mots:

  • Machine
  • Moulin

Tout m’apparait clairement à présent. On s’est bien foutu de moi en me vendant cette soirée en boite entre potes. Il n’est nullement question de s’amuser ici. J’ai devant moi l’industrie française dans ce qu’elle a de plus flamboyant. Du haut de mon tabouret, les yeux emplis de fierté je pense à la marinière d’Arnaud Montebourg. T’as pas bouffoné avec ton mixeur en couverture du parisien pour rien mon Nono. A trop stigmatiser la jeunesse on en oublie d’aller voir ce qu’elle fait de ses nuits, enfermée dans les caves de nos villes. Elle est là la France qui se redresse productivement.

A pas lents je rejoins donc mes collègues d’une nuit. Avide de productivité, je me mêle à eux pour prendre place dans cette grande messe du travail à la chaine. Le vacarme produit par les machines est assourdissant. J’essaye de me mettre au boulot mais je ne sais même pas ce que je suis sensé produire. Je me remémore donc ces termes fondateurs de ma nouvelle vie “Machine. Moulin. Machine. Moulin. Machine. Mou…” Comme un moine récitant un mantra je psalmodie, dit, puis hurle ces mots. Ce n’est plus une prière mais un appel à l’aide envoyé au responsable qualité du lieu. Est-ce lui, d’ailleurs sur cette estrade devant nous ? Il pousse des boutons, provoquant ainsi le mouvement synchrone de tout ce que l’assistance compte de bras, de jambes et de têtes. Comme s’il nous commandait tous “Machine, Moulin”.

Mais “Machine, Moulin”.

Alors “Machine, Mouli”.

Cet “Machine, Moul”.

Homme “Machine, Mou”.

Initie “Machine, Mo”. Nos “Machine, M”.

Envies “Machine” Choc.

Je ne suis pas un opérateur de contrôle dans une usine. Je SUIS une M.A.C.H.I.N.E.

Mes capteurs indiquent une fuite de liquide sur mes joues. Défilent dans mon navigateur les images de mes frères d’huile et de métal. T800 avec son cuir de motard, Goldorak agitant ses mains calleuses de gentil bûcheron et Seb, le moulin à purée de ma mère. Je vous rejoins, les gars, au firmament des machines-outils qui forgent ce monde.

Dorénavant il me faut produire. Créer. Ma survie et celle de mon entreprise en dépendent. Les rouages de mes bras s’agitent comme l’ordonne l’ingénieur derrière sa console. Mais dans quel but ? J’envoie, par l’intermédiaire de mon interface vocale, le message d’erreur suivant aux autres machines autour de moi “On sert à quoi exactement ?”. “On est l’amour” me répond un de mes voisins robotiques. Pauvre fou. Moi aussi je l’ai cru trente ans durant mais maintenant je sais. Je suis tel Roy Batty derrière la porte de Tannhaüser. Je vois ce que les humains n’ont jamais su ou voulu voir. Tu n’es pas l’amour, ni même la chaire. Tu es le progrès. Tu es l’avenir. Tu es une machine - “Moulin” - à fabriquer des BALISTO.

Tout tombe sous le sens d’un coup. Le “Moulin”. Ces litres de boisson à base de céréales ingurgités. Nous sommes, clairement tous là pour servir l’industrie du snacking céréalier.

Alors allons-y. Les pinces au bout de mes bras alignent méthodiquement les céréales et les fruits secs. Ma cadence frénétique colle au rythme imposé par les signaux de commande. Amande, avoine, orge, chocolat, amande, avoine, orge, chocolat. Pas un seul défaut de fabrication. Ma production est parfaite et foisonnante mais la machine d’emballage à côté de moi semble dépassée. Un signal d’alerte lui est automatiquement envoyé pour lui dire que son automatisme est mou. “Non mais attend. Il va envoyer le kick”. Quoi ? Il va envoyer le Kick ? Non mais tu crois que tu démarres au kick espèce de petit con ? Tu t’es pris pour le 103 de ton cousin ? Mais que cette ligne de production est mal organisée, me dis-je en voyant que le reste de la chaine de production est à l’image de cette empaqueteuse qui se rêve en 2 roues adolescent. Cette montée de tension dans mes circuits réduit mon efficacité. De plus je commence à manquer de matière première. je file donc au comptoir de ravitaillement. Il me faut tenir le reste de la nuit. je décide de faire des stocks. “-Une double Vodka -De l’orange avec ? -Non, on fait des Balisto ici, pas des Pim’s ou des orangettes”. A croire que je suis le seul dont le programme interne ne déconne pas trop dans cette entreprise. Tout ça m’inquiète beaucoup et je commence à regretter mes illusions perdues. L’époque où je me pensais humain et où l’erreur m’était permise. Le temps de recharger mes réserves de céréales je toise l’usine. C’est n’importe quoi. Je te mettrais tout ça en maintenance ou à plier des trombones pour leur apprendre la vie synthétique. Mes cinquième et sixième doses de céréales assimilées je me remets au travail. Le rythme de l’asservissement a un peu changé, mais après un petit temps de rodage je me remets à produire efficacement. Aligne, colle, enrobe, aligne, colle, enrobe.

Les heures passent. La chaine est toujours aussi désorganisée mais ca n’est pas mon problème. Je suis une machine dévouée à une tâche. Il n’est nullement de mon ressort de m’occuper du bon fonctionnement de mes congénères. Pour remplir parfaitement ma fonction il me faut oublier ce simulacre de conscience que mes “parents” ont tâchés de développer chez moi. Mes parents ? Existent-ils en tant que tels ? Il me faut, et je le sens au plus profond de mes culasses, leur tourner le dos pour me mettre en quête de mes origines: l’usine où j’ai été fabriqué. Là, lové au creux d’un bassin industriel, je l’imagine avec sa jolie cheminée fumante et l’ondulation graciles des tôles qui en constituent la couverture. Je nous vois, moi et ma fratrie, grésillant gaiement dans un coin en attendant notre voyage vers de froides usines aux sols de béton parfaitement ciré. Nouvelle fuite de liquide lacrymal puis le silence. L’ingénieur a quitté sa console. Sans doute la fin de la journée. Je stoppe mes mouvements avec la satisfaction d’avoir parfaitement réalisé mon travail et également la joie d’avoir pu percer le mystère profond de ma nature.

Néanmoins, à ce moment précis, une angoisse vient frapper de plein fouet mes circuits.

“Mais qu’est ce qu’on va bien pouvoir foutre de tout ce stock ?”

Raphael

Raphaël est né en 1984 et vit entouré de pelleteuses, des grandes comme des petites. Rencontré grâce au club de lecture, cet ingénieur moustachu qui fait des ponts et des tunnels a écrit de très belles histoires pour Retard, avant de devenir le coloc de Marine. Un homme de goût et de bonnes vannes, avec une passion pour la chaussette à paillettes, la charcuterie et les viaducs. C'est comme ça, ça s'explique pas.

Roca Balboa

Bricole Gueurle officielle de la Team Retard
Roca Balboa est née en 1990 et aimerait bien réadopter des rats. Amie d'Anna, la première fois qu'on l'a rencontrée on a vu un petit chaton tout mignon. Puis, en mangeant un kebab sur un banc, on a constaté la bouche pleine d'une viande qu'on connaissait pas qu'elle avait la gouaille la plus hardcore qu'on connaisse. Et un putain de talent pour le dessin. SON SITE PERSO : http://rocabalboa.com/