Simone est partie. Partie rejoindre quelques Simone de sa trempe. Elle est partie et on a envoyé des textos, des mails, des tweets, des images sur Instagram pour la remercier et la pleurer ensemble. Simone est partie et nous on est resté là à ressasser le passé, à faire du clic, du like, des émojis cœur et des larmichettes à l’oeil parce qu’on avait grandi ainsi. Dans la médiocre émotion virale. Simone est partie et des larmes ont rappliqué au coin de nos regards qui ne seront jamais aussi beau que le sien. Aussi déterminés, indomptables, confiants en l’avenir que le sien. Elle est partie et dans l’heure suivante j’ai eu un mail Getty me proposant des images d’elle. Elle fumait en Conseil des Ministres, Chirac lui tendant un briquet, ou elle souriait à l’objectif. Son regard avait vu le pire du monde et des hommes, à deux reprises, et elle souriait coûte que coûte. Toute la journée, on a retwetté, liké, partagé son sourire et puis ses paroles. On voulait être ivre d’elle au moins 24 heures. Parce que finalement c’était peut-être ça en fait, cette grande mascarade de l’hommage, fléau d’un genre nouveau né en 2016. Juste 24 heures qui s’étendront peut être jusqu’à 36 ou 48, pour se remémorer, pour se laisser gagner par la qualité, l’œuvre, l’histoire d’une personne inconnue de soi mais connue de tous. Juste quelques heures comme une offrande, un répit, pour se laisser emplir de sa confiance immodérée en ce monde.
«Vous savez, malgré un destin difficile, je suis, je reste toujours optimiste. La vie m’a appris qu’avec le temps, le progrès l’emporte toujours. C’est long, c’est lent, mais en définitive, je fais confiance.»
Juste 48 heures pour replonger dans des bouquins qui causent de la cause et qui nous ont causés bien des ennuis jadis par leur lecture précoce. Juste 48 heures pour prendre le temps de repenser à son putain de deuxième sexe, de le remettre dans le contexte, puis d’appeler les deux femmes qu’on aime le plus au monde et qui sont nées à une époque où l’avortement était un délit et la pilule pas encore en vente. « Tu te rends compte Maman tu es née à une époque où les faiseuses d’anges sévissaient encore ? », « Tu te rends compte mère-grand n’avait alors pas le droit de décider de ce qui se passait dans son propre ventre ? », « Tu te rends compte de l’état de nos vies sans des femmes comme elle ? ». C’était aussi con que ça ce qu’on lui devait. On lui devait des sauvetages de vie, ni plus, ni moins. On lui devait de s’être épargnées des tringles de rideaux, des aiguilles à tricoter, de l’eau de javel. On lui devait de ne pas avoir gâchées ou subies nos vies. Comme on le devait à d’autres Simone, à d’autres belles personnes et à Lucien aussi, qui avait placé la vie des autres au centre de la leur.
Simone est partie et la voir disparaître c’est voir réapparaître des visages de femmes. C’est ça les départs. Ça réveille, ça oblige le souvenir à faire son boulot : dire le chemin parcouru, dire l’extrême fragilité des gains. La voir disparaître c’est revoir 343 salopes. Revoir Isabelle Huppert chez Claude Chabrol en Marie-Louise. Giraud guillotinée en juillet 43 pour avoir pratiqué des avortements. Revoir Kate Winslet chez Sam Mendès infiniment seule face à son geste, face à son corps. Revoir la jeune Annie Ernaux aussi subissant l’Événement commun à bien des jeunes filles des années 60. Revoir le visage d’Emmanuelle Devos découvrant les croix gammées peintes sur le mur de son immeuble quand elle interprétait Simone pour le petit écran. C’est imaginer la douleur de Marceline Loridan-Ivens orpheline de sa sœur jumelle, sœur contradictoire et aimée rencontrée en déportation. C’est penser à ce que Gisèle Halimi a dit de son corps quand elle tombe enceinte et se fait avorter à une époque où c’est un délit : « Mon corps m’avait trahi ». C’est penser à toutes celles qui ont été trahies par leur corps, ces « 300 000 » du discours de Simone, celles d’hier et de demain.
Aujourd’hui, Simone est partie et elle a monopolisé la journée. Elle a volé la vedette à tous les cons qui monopolisent nos journées et nous a fait réalisé combien eux étaient médiocres. Simone est partie et elle a monopolisé la journée. Cette journée où Libé consacrait sa Une aux violences conjugales. Cette journée où je poursuivais la lecture d’un Françoise Giroud où elle écrivait en 1999 : « L’avortement a toujours existé : illégal mais proposé par petites annonces au début du siècle, réalisé dans des conditions horribles mais réalisé. Le légaliser était une mesure de santé publique. En revanche, une invention proprement révolutionnaire est venue donner aux Françaises un droit inouï dans toute leur histoire : celui de contrôler la reproduction. C’est pourquoi s’il fallait choisir une seule date parmi toutes celles qui jalonnent le chemin de l’émancipation féminine, plus importante même pour la société que le droit de vote, je choisirais ce jour de 1967 où un député Gaulliste, Lucien Neuwirth, arracha à l’Assemblée, l’autorisation de mise en vente de la « pilule ». Cette journée d’un mois où on nous avait promis des femmes aux manettes avant finalement de les laisser en arrière plan. En premier plan pour la journée, Simone, elle, revenait et le passé avec. Les horreurs qu’elle avait vécu dans un camp, les horreurs qu’elle avait entendu dans une Assemblée presque exclusivement masculine, toutes ces horreurs tapies dans l’ombre toujours prêtes à surgir comme elles surgirent dans l’hémicycle quand des députés furent capables de diffuser les battements d’un cœur de fœtus, évoquer « les embryons jetés au four crématoire » et comparer l’avortement à l’Holocauste quand Simone, ce 26 novembre 1974, présenta sa loi pour le droit à l’avortement. Simone était de droite mais elle était droite, ni tacticienne, ni manipulatrice, humaine ayant testée la faillible humanité. Je pourrais écrire des poncifs sur elle, sur nous, pendant des heures. Mais sûrement n’y aura t-il jamais assez d’heures pour la remercier, pour la raconter comme il n’y aura jamais assez d’heures pour nous rendre le temps et la liberté qu’on nous a volé pendant des siècles.
Simone a posé la dernière pierre d’un édifice fragile. Avant elle, il y avait eu des héroïnes à toutes les heures de l’Histoire, célèbres et anonymes, puis 343 femmes confessant à la France entière qu’elles s’étaient fait avortée, quelques unes à un fameux procès de Bobigny accompagnées de l’avocate et militante Gisèle Halimi, et 331 médecins confessant à la France entière qu’ils avaient pratiqué l’IVG. Ensuite, Simone a fait le reste du boulot. Pour elles, pour nous, elle est montée au Perchoir. Partageant sa conviction de femme - s’excusant de le faire devant une Assemblée presque exclusivement composée d’hommes ajoutera t-elle – elle dira « aucune femme ne recourt de gaîté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes ». Notre utérus et plus largement notre sexualité demandaient qu’on leur foute la paix. Simone a plaidé pour eux. Elle les a arrachés des mains de l’État, de l’Église, de nos parents, de nos maris. Elle nous les rendu, nous disant d’en faire ce que nous voulions. Juste pour ça et pour tout le reste, pour avoir survécu à la barbarie nazie, vécu pour nous faire vivre mieux, ensemble sur un « vieux continent », pour avoir été une bourgeoise qui travaille, pour avoir tenu tête au machisme de son mari et de l’époque, pour avoir toujours été une battante à l’élégance extrême, pour ne pas avoir pleuré face aux hommes, pour avoir enfanté mais laissé le choix aux autres de ne pas le faire, pour nous avoir rendu nos corps, notre liberté première, pour cette vie vouée aux nôtres, merci Simone. Là haut, tu vas en retrouver d’autres, différentes de toi, mais combattantes comme toi. Combattante comme il faut l’être face aux trouillards, aux réactionnaires, aux cons, aux chiffres. Un dernier pour la route ? Aujourd’hui, 68 pays interdisent encore totalement l’avortement.
Conseils de lecture :
- « Elles sont 300 00 chaque année », Simone Veil, Points
- « Les Françaises de la Gauloise à la pilule », Françoise Giroud, Fayard
- « La Cause des Femmes » Gisèle Halimi, Grasset
- « Une vie » Simone Veil, J’ai Lu