Ces derniers mois, après les avoir retrouvés au fond d’une malle en tentant de ranger mon appartement bruxellois, j’ai relu mes journaux intimes. Ils constituent un impressionnant témoignage de ma vie de la quatrième à la fin du lycée, soit sûrement la pire période de mon existence. Adolescente, j’étais d’une timidité maladive, toute petite et chétive, cachée derrière une tonne de cheveux, à écouter de la musique que personne d’autre n’écoutait. J’étais assez seule. Avec du recul, je suis plutôt fière d’avoir toujours voulu être différente et une espèce de loser. Les filles populaires du groupe de danse de mon petit village près d’Angers sont soit devenues obèses, coiffeuses, caissières ou maman à 18 ans. Je m’en sors pas trop mal. Je trouve même mon moi pubère plutôt cool.
En relisant ces carnets, une figure revenait régulièrement. Celle du garçon dont j’ai été amoureuse le plus longtemps de toute ma courte vie (même si je parle déjà comme une femme ménopausée des fois, je n’ai que 22 ans en vrai). En fait, c’était carrément ma plus belle histoire d’amour.
De tous les temps. J’ai aimé ce garçon de ma quatrième à la moitié de ma seconde. C’était magnifique, et surtout absolument platonique. Il ne s’est jamais rien passé entre lui et moi. Et je pense que c’est ce qui fait que c’est mon plus beau souvenir amoureux, au final. Si ça se trouve, ce mec était un éjaculateur précoce ou ce genre de surprises que j’ai pu avoir plus tard quand j’ai voulu tester les relations en vrai.
Les amours platoniques sont toujours les meilleures.
J’ai donc voulu raconter cette histoire, extraits de journaux intimes à l’appui.
Vous y verrez peut être un suicide social. Je vois ça plutôt comme un hommage à la petite Marie extrêmement naïve et touchante que j’ai été. J’ai énormément de sympathie pour cette personne.
Il s’appelait Gaëtan G. Je pourrais écrire son nom en entier, je m’en moque, ce serait même drôle qu’il tombe sur cet article. Mais je n’ai pas envie non plus qu’un potentiel employeur le google et lise ça.
Nous étions dans la même classe, en quatrième E, dans un collège privé tranquille à Angers. Je ne sais pas exactement comment je suis tombée amoureuse de lui. Quand j’ai commencé mon journal un 24 novembre 2004, j’étais déjà bien à fond. À ce moment là, j’entre profondément dans l’adolescence, je fais des classements de mes copines (j’étais trop une connasse avec mes amies), je regrette d’avoir une poitrine trop plate, et me plains de ne toujours pas avoir eu mes règles alors que toutes les autres filles de ma classe les ont.
Ce jour, j’écris dans un escargot (ce qui est hyper chiant à relire, car il faut tourner le carnet sans cesse) que j’aime Gaëtan G. Que je vais parfois abréger en G, de peur que ma petite sœur tombe dessus sûrement. Il n’est pas vraiment très beau, mais correspond à mes standards de l’époque : brun, maigre et tout pâle. Il a ce physique de mec fragile qui m’a toujours attendrie. Et puis il fait des blagues et il n’a pas l’air de se moquer de moi. On a même rigolé ensemble quand on était assis à côté en cours de physique chimie en début d’année. Il a aussi le net avantage de ne pas s’habiller en faux jogging Lacoste, comme la mode le stipulait à l’époque dans mon collège.
Je ne pense pas qu’on se parlait. J’étais trop timide et puis nous n’étions plus à côté en cours. Mais j’imaginais qu’un jour il se rendrait compte qu’il était fou amoureux de moi. C’était aussi la période où je lisais les sœurs Brontë, promptes à m’inspirer des idées romantiques. J’ai tellement chouiné avec Jane Eyre.
Je pense que ces lectures ont largement contribué à ce que je me fasse des films pathétiques mais mignons.
« Mardi 4 janvier 2005 :
En dernière heure de l’après-midi, on avait endurance et on devait faire des groupes de neuf et se donner des numéros. J’étais le huit et Gaëtan le neuf, il devait m’attraper, ce qu’il a fait : il m’a touchée ! »
« Mardi 18 janvier 2005 :
Ce matin, Gaëtan m’a fait la bise ! »
« Mercredi 26 janvier 2005 :
Cet après-midi, de 15 à 16h, Gaëtan et son atelier radio sont passés sur Radio G. [la radio locale d’Angers, qui proposait des activités pour les jeunes] J’ai enregistré l’émission pour avoir sa voix pour toujours. C’était le présentateur, il a été génial et en plus il a fait une dédicace à toute la quatrième E, MA classe ! Et il disait des blagues, c’était vraiment le roi de la radio pendant une heure. Il pourrait faire animateur plus tard, j’en suis sûre ! J’ai confiance en lui. Oh, la cassette de son émission, je me la repasserai en boucle, juste pour sa voix ! Est ce que je deviens hystérique ? En tout cas, à chaque fois que je pense à lui, je ne peux m’empêcher de sourire ! Pour l’instant, il ne m’apporte que du bonheur. »
C’était trop mignon et trop beau. Il ne se passait rien, mais j’étais heureuse et ne lui souhaitais que du bien. J’ai malheureusement perdu les cassettes audio de ses chansons. Je pense que j’ai dû les effacer à une époque où j’étais beaucoup moins positive.
C’était aussi l’époque où on commençait tous à avoir internet à la maison, et donc MSN (désolée, je ne suis pas de la génération Caramail) :
« Jeudi 27 janvier 2005 :
Ce soir, Papa m’a fait une adresse MSN. J’ai aussi appris que les parents de Gaëtan étaient divorcés ! Ça veut dire qu’on a un point commun, Gaëtan et moi on peut se comprendre ! »
J’avais aussi des goûts un peu merdiques en musique à cette époque. Mais j’avais treize-quatorze ans, j’avais le droit, et c’était toujours mieux que d’écouter Skyrock et être fan de Rohff comme l’extrême majorité de mon collège, non ?
« Lundi 31 janvier 2005 :
La semaine s’annonce bien. En techno, Gaëtan est arrivé en disant qu’il adooore Muse. Ça tombe bien, moi aussi. Vendredi, en arts plastiques, le seul cours où on est à côté, j’ai deux objectifs : 1. lui faire comprendre que mes parents aussi sont divorcés, 2. chanter Muse pour qu’il sache que j’adore ce groupe aussi. »
Malheureusement, ce vendredi là, le plan de classe a changé, et je n’ai pas pu mettre mon plan à exécution. J’étais dégoûtée. Mais Muse est devenu la bande-son symbolique de ma relation platonique.
En mars, j’ai découvert que G. avait MSN et je l’ai aussitôt ajouté. On a commencé à beaucoup se parler les weekends (ni lui ni moi ne pouvions y accéder en semaine), pendant de longues heures. J’ignore la teneur exacte de ces conversations, mais ce devait être plat au possible, ponctué de sincères « lol ». Mais ça me rendait assez heureuse pour tenir jusqu’au week-end suivant. J’étais complètement accro à MSN. Évidemment, j’étais bien trop timide pour lui parler en vrai au collège. Je pense que je me contentais de sourire, tout au plus.
Mon journal intime devenait un recueil de pensées hystériques dirigées vers mon grand amour.
« 30 mars 2005 :
Je suis extrêmement heureuse. Primo, Gaëtan m’a passé son CD de Linkin Park. Deuxio, à son atelier radio, il a fait une dédicace à plein de personnes, dont « Marie » ! Il m’a citée ! »
Je tiens à préciser que nous étions trois Marie dans la classe.
La classe, justement. Les changements de place imposés par les professeurs selon un plan très rigoureux étaient un cauchemar pour moi. Plus ça allait, plus j’étais éloignée de G. et ne pouvais donc l’observer du coin de l’œil se gratter les bras (il avait de l’eczéma, je trouvais que ça le rendait encore plus touchant. J’étais assez hardcore dans ma passion). L’année suivait son cours, j’avais quelques victoires à mon actif, mais j’étais surtout encore plus tarée qu’avant :
« Mercredi 4 mai 2005 :
Gaëtan m’a rendu le CD de Muse hier. Il m’a demandé de le lui graver car il n’y arrive pas. J’ai accepté évidemment. Autrement, est-ce que c’est un signe s’il a mis son sweat sur le mien en sport ? Il y avait plein d’autres places à côté pour le mettre pourtant sur la barrière. Je dois encore être en train de me faire un film. »
Sans dec.
Le climax de ma relation est arrivé peu après. Malheureusement, j’ai perdu le carnet qui en parlait. G. a passé lors d’un de ses ateliers radio une chanson de Muse, et il a dit (je m’en souviens encore par cœur) : « Je dédicace cette chanson à Marie qui m’a prêté le CD, donc voilà, salut ! » Imaginez ma joie et le nombre de fois où j’ai pu réécouter cette phrase sur ma cassette audio.
L’été est arrivé, on a dû parler un peu sur MSN je suppose. Puis à la rentrée, j’ai eu une horrible surprise :
« Lundi 5 septembre 2005 :
Aujourd’hui, c’était la rentrée, la pire de tout le collège ! Gaëtan n’est pas dans ma classe. Ce matin, j’ai trop broyé du noir. »
Pire encore, il s’est fait pirater son adresse mail. Un jour où sa classe sortait d’une salle que la mienne allait occuper, il m’a saluée et dit qu’il fallait supprimer l’ancienne adresse et que j’accepte sa nouvelle sur MSN. J’ai attendu, des jours, des semaines, des mois. Il ne m’a jamais rajoutée sur MSN.
Et j’ai sombré dans les affres du chagrin d’amour.
Comme j’étais incapable de lui parler en vrai, et que je ne le regardais même pas de peur qu’il ne devine mes sentiments, j’étais coincée. Du jour au lendemain, je n’ai plus eu aucun contact avec lui. Je n’osais même plus espérer qu’il se rende soudainement compte qu’il m’aimait depuis toujours et me demande d’être sa petite copine.
J’ai mal joué. Si j’avais eu ne serait ce qu’une once de chance à un moment donné, je l’avais grillée instantanément quand j’avais décidé de ne plus lui parler pour qu’il ne remarque pas que mon cœur battait pour lui.
J’étais stupide, mais j’ai déplacé mon ressentiment contre lui. Je l’aimais toujours, mais je m’efforçais de lui trouver des défauts. Il avait des boutons, des bagues, n’était pas très bien habillé… Ça ne marchait pas trop, mais ça contenait un peu mon chagrin. Je ne parlais presque plus de lui dans mon journal intime.
J’ai enterré mon amour fin troisième, lors du voyage scolaire en Angleterre. Un jour où l’on remontait dans le car, G., derrière moi, m’a demandé « Ça va Marie ? » ce à quoi j’ai répondu d’un glacial « Pourquoi ? ». C’était une année entière de frustration qui remontait soudainement à ma gorge. Il n’a pas dû comprendre.
L’été a passé, je suis rentrée dans un lycée dans le centre d’Angers. G. était inscrit dans un autre. Je l’ai croisé parfois, mon cœur palpitait. Évidemment je faisais semblant de ne pas le voir. J’ai fini par penser à autre chose. Ma vie était plus cool, cela aidait pas mal à oublier. Je suis tombée amoureuse d’autres garçons, mais ça n’a jamais été aussi intense que G.
En première année d’université, je suis restée à Angers. Il y était aussi, mais dans une autre section. Je l’ai remarqué par hasard une fois à la bibliothèque. Il avait grandi, forcément. On reconnaissait ses traits, sa peau trop pâle, mais maintenant il arborait une crinière noire sûrement grasse et très longue, ainsi qu’un manteau en cuir marron dégueulasse qui lui arrivait aux genoux. Ainsi, mon grand amour était devenu un métalleux loser. Je l’ai recroisé souvent à la B.U cette année. Nous n’étions jamais assis très loin. Je sais qu’il m’a reconnue, mais on a fait comme si de rien n’était.
C’était la meilleure conclusion que l’on puisse trouver à ma plus grande histoire d’amour. Quelque chose d’ironique, touchant, drôle et terriblement platonique.