(Ndlr : ce texte fait référence à « Alma Mater » de Cosmic Anaïs, sorti lundi. Sois attentif un peu lecteur.)
Chère Cosmic Anais,
J’ai lu ton texte, autobiographique ou fictif (peu importe), et j’ai été triste pour toi. Tu fais part de la désorientation qui nous touche tous entre 25 et 30 ans, parce qu’on n’est plus l’adolescent qu’on était, et pas encore l’adulte qu’on sera. Tu te demandes ce que tu as bien pu foutre de ta vingtaine (pas grand chose), et si cela peut constituer un socle assez solide pour bâtir la vie qui t’attend (réponse : non). Tu constates que les faits sont en décalage avec tes attentes, et tu te demandes qui blâmer. Tu te dis que tu te poses trop de questions. Tu crois au bonheur des autres.
Alors je tiens à te dire : patience. Tout va très bien se passer.
Non pas que ta situation ait beaucoup de chances d’évoluer. Mais l’âge va t’apprendre à convertir ton regard.
Je t’écris depuis l’autre côté de la frontière maudite de la trentaine. J’ai 33 ans, tu en as 27, nombres ô combien symboliques. Tu appartiens aux club des torturés, je symbolise la Résurrection. Tu vas devoir mourir un certain nombre de fois à toi-même avant de trouver la Lumière, tu vas faire des overdoses symboliques, tu commettras des suicides imaginaires, et puis tout recommencera, en mieux.
Mais je ne t’apporte pas qu’une Bonne Nouvelle. Il y en a aussi une mauvaise : tu entames la période la plus difficile. C’est la dernière côte à grimper avant d’apercevoir l’aube au-delà des montagnes, d’embrasser le sommet d’où toutes les aspérités du monde s’égalisent… mais c’est une ascension douloureuse. Tu trébucheras encore quelques fois sur des crevasses qui paraîtront des abîmes. Et puis un jour, insensiblement, tout cela sera derrière toi.
À 33 ans, rien n’est résolu, mais cela n’a plus d’importance. De toute façon, rien n’est jamais résolu. La mort apportera toutes les réponses, sois-en sûre. En ce bas-monde nous n’aurons de réponse à rien, personne ne saura réellement comment vivre, et la seule chose que nous pouvons faire en attendant la révélation finale, c’est apprendre à mieux formuler les questions.
À 27 ans, je n’avais jamais été aussi mal, mais c’était avant d’en avoir 29. Et ce fut encore pire à 30, naturellement.
Mais ce fut tout.
Ensuite commença la phase ascensionnelle, toujours en cours. Après dix ans d’enfer où le moindre problème prenait des proportions cosmiques, s’est ouvert une décennie où les pires catastrophes ne m’atteignent qu’indirectement.
À quoi le dois-je ? Pour désacraliser la chose, je dois admettre qu’après cinq ou six années d’antidépresseurs inefficaces, j’ai fini par tomber sur la bonne marque. Six mois de traitement, et je n’en ai plus jamais eu besoin.
Mais c’est presque anecdotique. La vérité, c’est que la barrière des 30 ans qui t’effraie tellement, qui m’effrayait aussi parce qu’elle semblait signaler le point de non-retour, celui qui mettrait en lumière tous nos échecs, est arrivée comme une sorte de libération. Quand on s’est débarrassé de cette épée de Damoclès, de la peur du Jugement, parce que la ligne d’arrivée a été franchie sans Apocalypse notable, on ressent un incroyable soulagement.
Cela suppose, évidemment, que tu surmontes ta conception pots-adolescente de la trentaine, comme lieu de l’épanouissement professionnel et familial. Je te cite : « À 30 ans, c’est foutu tout ça. Cassé, avorté, oublié. À 30 ans, tu fais un gosse, tu achètes une maison moche, tu as trois prêts à rembourser et tu travailles pour des gens plus cons que toi, mais tu as accepté le job, parce que c’est exactement comme ça que ça fonctionne. »
Oh non Anais, oh que non. Tu ne seras jamais cette trentenaire là, c’est évident. Tous ceux qui le sont devenus n’ont jamais été dépressifs à 27 ans. Ne se sont jamais posé la question du sens de la vie, parce qu’ils étaient faits pour aimer la vie et poursuivre son œuvre. Ils croyaient et croient encore en l’amour qui dure. Ce n’est pas ton cas. Il ne faut pas leur en vouloir, ni surtout les envier, car il y a une forme d’accomplissement possible pour toi aussi.
Je ne peux que reprendre tes phrases une à une.
« Cet espoir d’y arriver, où tu ne sais pas où, mais il est encore là ». Oh non Anais, oh que non. La première tâche qui t’incombe est de détruire cet espoir. Définitivement. L’espoir est le stade qui précède la déception, c’est donc l’origine du malheur. L’espoir, comme dit le proverbe, est le signe de la vie, mais, dis-moi Anais, qui gagne à la fin ? La vie ou la mort ? Bon, alors si tu connais le résultat de la course, cesse de parier sur le mauvais cheval. Et puis c’est quoi « y arriver » ? Toi-même « tu ne sais pas où », et pour cause : il n’y a nulle part « où arriver ». À moins que tu ne croies encore que l’on puisse « réussir sa vie », mais alors je te le demande : en vertu de quels critères ? Financiers ? Professionnels ? Ce sont de purs critères quantitatifs, les seuls à l’aune desquels on puisse mesurer quoi que soit, la seule « échelle » de réussite, et alors tu le vois, Anais, la « réussite » est une invention de la modernité consumériste, du jargon de coach en développement personnel, un pur slogan idéologique pour faire de toi une bonne participante à la grande escroquerie universelle. Oublie tout cela, vraiment.
« Tu espères mieux que tes vieux, et tu espères encore les rendre un peu fiers de toi. » Oh non Anais, oh que non. Surtout pas. D’abord parce que tu n’auras jamais « mieux » que tes vieux. Ensuite parce qu’il est hors de question d’essayer de les rendre fiers. Nos parents sont des baby-boomers, qu’on se le dise. Ils ont vécu une sorte d’âge d’or, entre 1968 et 1973, que nous ne connaîtrons plus jamais. 1968 a marqué le début du règne des idées libertaires, 1973 la fin de la prospérité économique. Nous vivons donc avec un impératif de jouissance impossible à satisfaire, et nous sommes condamnés à l’insatisfaction. Le mieux, c’est de ne plus éduquer nos enfants comme nos cons de parents l’ont fait, avec la promesse du bonheur individuel et collectif, de la réalisation de chacun en individus accomplis, psychologiquement stables et moralement bons, alors même que les conditions matérielles rendent ces promesses intenables. Et, tant qu’à faire, ne faisons plus d’enfants, maintenant que nous savons tout cela.
Les enfants attribuent le bonheur aux adultes, et les adultes aux enfants. Moralité : il n’y a pas de bonheur. La prochaine génération ne le trouvera pas davantage que la précédente, alors arrêtons les frais.
« Tu espères toujours satisfaire l’adolescent que tu étais. » Oh non Anais, oh que non. Pour les mêmes raisons que je viens de te soumettre. L’adolescent que tu étais vivait encore sur les promesses de tes parents d’un avenir à la hauteur de leurs idéaux. Tu dois tuer cet adolescent Anais, l’éliminer sans pitié.
L’adolescent est par excellence l’être qui croit que l’amour procure le bonheur. Tu es trop vieille pour ces fadaises, Anais. L’amour aussi promet plus qu’il ne donne, il est absurde en son projet même, celui de mettre deux désirs sur un pied d’égalité parfait, et de les maintenir en vie longtemps après leur satisfaction. Cela ne résiste pas trente secondes à l’analyse, Anais. Quant au plaisir sexuel, il est tout aussi illusoire : le contraste entre ce que l’on s’en imagine et ce qu’il en est réellement est abyssal. L’humeur post-coïtale est la seule vraie lucidité.
Tu dois te défaire de toutes ces attaches pour trouver la délivrance. Humilier cette fausse révolte pour trouver l’acceptation. Écarter ces rêveries comme autant d’écrans de fumée qui t’empêchent d’apercevoir la réalité sous son jour le plus cru. Seule cette vision soutenue d’un monde dénué de sens et d’espoir pourra constituer un terrain stable pour te reconstruire.
À 33 ans, on a déjà vécu trop de choses pour que les événements aient réellement de l’importance. Même un décès, même une rupture sentimentale. On est trop vieux pour croire en la fin du monde. Même ça, ça passera, et ça recommencera, et ça fera de moins en moins mal, jusqu’à l’insensibilité. Et ce n’est même pas triste : c’est plutôt une bonne nouvelle.
Évidemment, il faut y être pour le savoir. Aucun argument rationnel ne peut convaincre quiconque de la vérité intime d’une expérience. C’est ainsi.
Alors patience, Anais. Essaie de ne pas mourir avant 33 ans, et tu verras tous tes problèmes s’aplanir d’eux-mêmes, se résorber dans l’indifférencié, parce que tu auras toi-même cultivé l’indifférence. Aucun souci n’a réellement de substance, quand on l’analyse suffisamment longtemps. Et ce pouvoir de dissolution, il devient réflexe avec le temps.
Tu en arrives à cet état où, pour citer de mémoire une phrase dont j’ai la flemme de googler l’origine, il n’y a pas un problème suffisamment solide que ne dissipe une bonne heure de lecture.
Entoure-toi de livres, barricade-toi, et attends. Laisse passer l’orage. Tu ne seras jamais heureuse, mais tu auras cessé de croire au bonheur, et c’est déjà immense. Il n’y a rien à attendre de plus.