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lundi, 07 avril 2014

Schopenhauer à la Saint Valentin

Par
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Arthur Schopenhauer n’a pas vécu au 19ème siècle, mais à notre époque, et il tient un blog. Voici comment lui est venu l’idée d’écrire Métaphysique de l’amour (citations authentiques en italique)

Cher blogue,

Je décide de m’adresser à toi en ce doux hiver, car je tourne un peu en rond à Berlin. Il est vrai que je n’ai pas d’inclination particulière pour les drogues récréatives et que je n’ai pas de groupe de rock, deux divertissements dont le succès dans la capitale aurait ébahi Pascal lui-même. Je ne suis qu’un minable professeur de philosophie, ce qui n’a jamais intéressé grand monde plus de quelques minutes (on dit que les deux professions sur lesquelles les gens posent le plus de questions sont prof de philo et acteur porno, mais je remarque que dans le premier cas l’intérêt décline quand même assez vite).

Certes, cela n’empêche pas ce gros lourdaud de Hegel de remplir les amphis, mais il faut dire qu’il enseigne une philosophie du progrès qui plaît à la jeunesse, tandis que je professe un pessimisme qu’elle ne veut surtout pas entendre. On n’est pessimiste, à mon avis, que quand on a été évincé de la compétition sexuelle – ce qui te donne une idée de la composition moyenne de mon auditoire, et une raison suffisante de ma chasteté. Hegel pense que l’histoire a un sens et qu’en définitive toute la souffrance humaine sera justifiée par la réalisation d’une certaine fin – ce qui, s’il m’est permis de donner ici mon opinion en des termes un peu directs, est totalement de la merde.

Une simple expérience l’autre jour m’a ainsi inspiré le thème de mon prochain livre, qui devrait être reçu avec la même ferveur que les autres, c’est-à-dire dans une indifférence mêlée de pitié, La Métaphysique de l’amour, dans lequel je démontre que ce sentiment que l’on présente comme le plus élevé de tous, le plus noble et le plus beau, n’est qu’une intensification de l’instinct sexuel, et qu’en somme il trompe l’individu quant à sa nature (l’amour n’a rien d’une rencontre spirituelle) et quant à son but (il est impropre à procurer le bonheur). Tu le vois, cher blogue, je m’apprête encore à me faire des amis.

*

L’autre jour donc, je traînais ma pénurie sexuelle dans une soirée branchée avec suffisamment de prestance pour avoir l’air de m’ennuyer, ce qui est l’attitude convenable. C’était la Saint-Valentin, c’est-à-dire un jour comme un autre, avec ce zeste supplémentaire de matraquage idéologique culpabilisant, qui rappelle périodiquement aux personnes seules qu’elles sont des sous-merdes inadaptées, et distingue dans le train monotone de leur existence une journée pénible d’une journée proprement dégueulasse. Évidemment, dans l’état d’insatisfaction où je me trouvais je ne pouvais pas rester chez moi, et je me joignis donc de mauvaise grâce à la foule des sous-merdes inadaptées venues chercher une consolation passagère, ou au moins la force de tenir jusqu’à la prochaine soirée dégueulasse.

Alors que je terminai au comptoir d’un bar, d’un air pincé et fort distingué, ma quatrième pinte-picon, et m’apprêtai à l’accompagner d’un shot de vodka, un membre de cette partie exotique de l’espèce humaine qu’on appelle une « femme » se glissa à côté de moi pour commander un verre. Je ne suis pas du genre mièvre, cher blogue, tu me connais, mais je dois dire que son apparition produisit en moi une espèce de choc que l’on pourrait rapprocher du fameux « coup de foudre » des romans sentimentaux. Immédiatement, un ensemble confus de sensations se mit à s’agiter en moi, qui parcourut dans les deux sens, et à une vitesse prodigieuse, le trajet qui mène de ma gorge brusquement asséchée à mes muqueuses pelviennes brusquement lubrifiées (ceci expliquant peut-être cela).

« Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même ; il ne fait alors que poursuivre une chimère qui voltige devant ses yeux, destinée à s’évanouir aussitôt après, et qui tient lieu d’un motif réel. Cette illusion, c’est l’instinct. »

Immédiatement, je voulus la connaître, lui parler, lui plaire. J’entrevis fugitivement quelle existence je pourrais mener à côté d’elle, et cette vision me plût davantage que n’importe quelle autre. Je sentis aussi que désormais ma vie serait bien insipide sans elle.

« C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité. »

Le miracle, cher blogue, c’est qu’elle ne sembla pas non plus indifférente. Et à l’occasion d’une conversation maladroite dont nous savions tous deux qu’elle n’était qu’une activité de surface nous donnant tout le loisir de nous détailler, je pus faire sa connaissance et poser les bases de mes manœuvres futures.

«

Seule fausse note de cet échange divin qui semblait se dérouler hors du temps, dans une dimension lumineuse où j’observais l’univers retrouver petit à petit son harmonie primordiale, ma belle crut bon de préciser qu’elle adorait passer du temps avec les enfants de sa sœur, qu’elle trouvait touchants d’ingénuité.

Cette sympathie peut, après avoir atteint un degré très élevé, s’évanouir sur-le-champ, par la découverte de quelque particularité restée jusqu’alors inaperçue.

Mais en dehors de cette remarque mal venue, qui résonna dans les cieux de la perfection comme un solo de djembé dans un quatuor de Schubert, les choses se passaient plutôt bien, et, pour la première fois depuis bien longtemps j’envisageai l’avenir avec un certain optimisme.

Et tu sais quoi, cher blogue ? Les choses allèrent plus vite que prévu. Ce qui n’est pas un mal, comme on le comprendra plus tard, car nous nous épargnâmes ainsi bien des désillusions futures.

*

Dès qu’il fut acquis que je rentrerais chez elle dès la soirée terminée, je ressentis un immense soulagement. Non seulement il semblait probable que je ne passerais pas les prochains jours seul, mais encore j’allais pouvoir me débarrasser de cette insoutenable tension sexuelle qui m’avait poussé hors de chez moi en premier lieu. Comme j’avais peur par ailleurs que cette tension nuise à mes performances, et que je redoutais de manière générale de ressembler par mon empressement à un chien en chaleur, je décidai d’exercer sur moi-même la méthode dite « Mary à tout prix », et m’enfermai dans les toilettes afin de répondre aux exigences d’une nature que le trop plein de sève menaçait d’explosion.

Lorsque la chose fut faite, mon récent optimisme s’écroula brutalement. Un certain dégoût de moi-même me poussa à m’interroger sur le sens de ma présence en ces lieux, auprès desquels n’importe quel autre endroit du monde semblait préférable à cet instant. Je songeai à la tache qui m’attendait ensuite, quand je sortirais des toilettes retrouver celle qu’à l’instant je croyais être l’élue de mon cœur, et me pris à penser que tout ceci n’était qu’une immense perte de temps, et que je serais certainement mieux chez moi à consulter quelque volume de philosophie.

« Toute passion, en effet, quelque apparence éthérée qu’elle se donne, a sa racine dans l’instinct sexuel, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé ou, au sens exact du mot, plus individualisé. Le but dernier de toute intrigue d’amour, qu’elle se joue en brodequins ou en cothurnes, est, en réalité, supérieur à tous les autres buts de la vie humaine et mérite bien le sérieux profond avec lequel on le poursuit. C’est que ce n’est rien moins que la composition de la génération future qui se décide là. En ce cas l’instinct sexuel, bien qu’au fond pur besoin subjectif, sait très habilement prendre le masque d’une admiration objective et donner ainsi le change à la conscience ; car la nature a besoin de ce stratagème pour arriver à ses fins. »

Je me recomposai toutefois une allure, et résolus d’accomplir mon œuvre coûte que coûte, convaincu d’une certaine façon que la relation charnelle avec une partenaire serait bien plus satisfaisante, et fondamentalement d’une autre nature que cette pitoyable séance d’autogratification.

Las, mes dernières illusions volèrent en éclats quelques heures plus tard.

« Si tel est bien le caractère de cette passion, il est tout naturel que chaque amant, après avoir enfin assouvi son désir, éprouve une prodigieuse déception et s’étonne de n’avoir pas trouvé dans la possession de cet objet si ardemment convoité plus de jouissance que dans n’importe quelle autre satisfaction sexuelle : aussi ne se trouve-t-il guère plus avancé qu’auparavant. (…) La satisfaction n’en est profitable qu’à l’espèce seule et ne pénètre pas dans la conscience de l’individu, qui, animé par la volonté de l’espèce, a travaillé avec dévouement à une fin qui n’était pas du tout la sienne. Aussi chaque amant, après le complet accomplissement du grand œuvre, trouve-t-il qu’il a été leurré ; car elle s’est évanouie, cette illusion qui a fait de lui la dupe de l’espèce. »

Je pensai alors que nous n’étions que des animaux, un tout petit peu évolués, qui entourions des noms les plus ronflants les passions les plus terrestres. Si la reproduction était bien le but de toute union (sans cela, quelle besoin la nature aurait-elle eu de nous attirer violemment les uns contre les autres, quand nous trouvons suffisamment de satisfactions intellectuelles dans la solitude et affectives dans l’amitié?), alors l’amour était un leurre, une ruse de l’espèce qui accomplissait son œuvre éternelle de renouvellement en agitant devant nos yeux des promesses de bonheur, qui n’étaient de toute évidence jamais tenues. Ma belle aurait certainement fourni un matériel génétique parfaitement complémentaire du mien, mais n’aurait en aucun cas concouru à me rendre plus heureux, au-delà des très courtes satisfactions de l’accouplement proprement dit, de toute façon appelées à s’espacer dans le temps et à perdre progressivement en intensité.

Et après cela, certains, bien embourbés dans l’illusion de poursuivre leur bonheur propre, vont jusqu’à se marier !

« Les amants parlent en termes pathétiques de l’harmonie de leurs âmes ; mais cette harmonie n’est autre chose en fin de compte, comme nous l’avons montré, que cette convenance réciproque de leurs natures capable d’assurer la perfection de l’être à engendrer , et cette convenance présente sans nul doute beaucoup plus d’importance que cette harmonie des âmes, qui souvent, peu après le mariage, dégénère en une criante discordance. »

Le lendemain de cette édifiante aventure, je croisai X, passablement déprimé par cette grande affaire de l’amour, dont il ne semblait pas parvenir à faire le deuil après que sa compagne l’eut quitté pour un autre. Je mesurai alors dans quel abîme d’illusions était tombé cet homme, et combien il serait difficile de l’en extirper. Rattachant contre l’évidence la possibilité de son bonheur à la réciprocité de cet amour, il ne pouvait pas comprendre que l’immensité du mal qui l’habitait dépassait infiniment sa modeste personne, et qu’il était le jouet d’une espèce égoïste et aveugle qui voyait dans le fruit de son union avec sa « moitié » un descendant idéal.

«

Déterminé à lui remonter le moral, je lui montrai l’application Tinder sur Iphone, qui faisait défiler des centaines de visages de femmes inconnues avec qui on pouvait obtenir un rendez-vous dans la minute. Il me regarda comme si je lui proposais de s’accoupler avec un enfant mort.

« Fondé sur des motifs opposés, le simple instinct sexuel est grossier, parce qu’il se porte sur tout objet, sans individualisation, et ne tend à la conservation de l’espèce que sous le rapport de la quantité, sans avoir égard à la qualité. »

J’abandonnai donc l’idée de lui faire envisager le bon côté de l’existence, étant naturellement fort peu doué pour cet exercice. Je commandai une autre tournée et me résolus à écouter ses interminables plaintes d’amant délaissé, en feignant de croire avec bienveillance que tout ce qu’il disait se rapportait à quelque chose de réel, et non à la vue déformante de son esprit.

Mais bientôt, je surpris deux jeunes gens répéter le même petit manège d’approche auquel je m’étais livré la veille, et qui semblait ouvrir vers une existence plus riche. Immédiatement, je conçus de la haine pour eux, une haine immense qui ne devait rien à la jalousie, mais tout à la méfiance instinctive envers ceux qui s’apprêtent à répandre le mal.

« Au milieu de ce tumulte, nous apercevons les regards de deux amants qui se rencontrent ardents de désir : pourquoi cependant tant de mystère, de dissimulation et de crainte ? Parce que ces amants sont des traîtres, dont les aspirations secrètes tendent à perpétuer toute cette misère et tous ces tracas, sans eux bientôt finis, et dont ils rendront le terme impossible, comme leurs semblables l’ont déjà fait avant eux. »

Pour finir, cher blogue, je voudrais te livrer le fond de ma pensée sur toute cette affaire. Je crois au plus profond de moi-même que l’acte générateur, sexuel, est le foyer du mal et du péché ; que propager l’existence, c’est propager le mal, persister dans le crime ; que céder à l’amour, c’est succomber à la ruse de la nature qui aguiche les individus pour les jeter à profusion, sans fin, dans son creuset dévorant, qui perpétue l’espèce au prix de leur malheur. Que vouloir se reproduire, c’est se faire complice du monstre et vouer délibérément une infinité d’autres êtres à la misère que nous n’ignorons pas être la nôtre.

J’en ferai donc un livre, et peut-être même plusieurs. Et comme ce genre de réflexions est tout à fait dans l’air du temps, branché et festif, et qu’il flatte les femmes (surtout celles de mon âge, qui deviennent mères de famille à défaut de pouvoir encore séduire), je ne doute pas que mon succès, tant de philosophe que de tombeur, n’atteigne très prochainement de nouveaux sommets.

A bientôt, cher blogue.

Pierre

Pierre a 31 ans et l'oeil brillant. Journaliste pour Chronikart et professeur sporadique de philo, ce copain d'Anna nous a envoyé un papier qu'on a trouvé évidemment brillant. Depuis, dès qu'on le croise, on chouine pour en avoir un autre. Des fois ça marche. Des fois on a un petit calin d'amitié. Des fois on se prend un "Vous êtes vraiment relous les filles". ON T'AIME PIERRE. SON BLOG : http://petebondurant.over-blog.com/

Élise

Elise a 23 ans et une passion pour le Blind Test. Après avoir grandi à Lille puis à Toulouse, elle réside maintenant à Paris où elle essaie de gagner sa vie en dessinant des Mickeys. Comme c'est pas toujours facile, elle est aussi surveillante dans un collège à mi-temps et rêve de devenir Isabelle Adjani avec les cuisses de Beyoncé (j'arrive pas à visualiser vraiment, mais le résultat doit forcément être super).