C’est fini. Demain, je te quitte. Mon cœur se serre rien qu’à l’idée de cette simple pensée. Pourtant, au départ, je ne voulais pas de cette histoire entre toi et moi. J’étais pétrifiée à l’idée de remettre le couvert avec toi. Par le passé, on s’était déjà fréquenté de manière plutôt assidue et tu ne m’avais pas laissé un souvenir mémorable. Tu t’es invité une nouvelle fois dans ma vie, je t’ai accepté à contrecœur. Par le passé, les gens devaient être sacrément heureux. Ils ne te connaissaient pas, jamais ou alors quelques jours seulement. Mère grand m’a dit ça la dernière fois, tu sais le genre de phrase qui te font lever les yeux au ciel et te file une brève envie de la prendre par les bras et de la secouer violemment en lui hurlant la date. Un virulent « nous sommes en 2016 » avec plein de points d’exclamation dans la voix. Nous, on te supporte en mois, voire même en année. Certains ne connaissent même que toi, tu parles d’une expérience de la vie. Et moi, je me la ramène pour te dire combien tu vas me manquer. Quelle conne (oui, tu peux le murmurer tout bas derrière ton écran toi aussi). Je suis conne d’écrire un papier à ta gloire, toi qui fait les gros titres, toi qui abîme ma génération et qui est presque devenue une maladie nationale ou cause nationale, je ne sais plus trop.
Tu sais ce qui va le plus me manquer de toi ? Le temps que tu m’offrais pour regarder cette ville et ces gens qui la peuplaient comme des robots sous tous les angles. Le temps de cerveau enfin disponible que tu m’offrais pour enfin voir la ville, la vie et tous les scandales de cette vie qui va à 100 à l’heure. Ici, c’est la vitesse de vie autorisée de la grande majorité. 100 à l’heure métro-boulot-dodo au compteur (je rajouterais bien une rime en « o » avec alcoolo, mais serait-ce bien raisonnable, cela risquerait de décrédibiliser le propos, non ?). Aujourd’hui, en te quittant au petit matin, pour regagner de nouveau la meute des habitués au pas robotisé qui se bousculent dans les couloirs du métro comme s’il s’agissait d’une question de survie d’arriver au bout du couloir, j’ai presque compris pourquoi chacun voulait te combattre à tout prix. Nous d’abord, petit gueux du quotidien, parce que d’une, tu nous plonges en situation d’infériorité dans la grande société du spectacle. Avoue qu’avec toi, on ne brille ni en soirée, ni pour être embauché et encore moins pour draguer. « Moi, dans la vie ? Je suis chômeuse ». Ensuite, il y a eux aussi qui veulent te combattre pour une raison bien différente. Les politiques, tels des preux chevaliers, qui passent un quinquennat entier à partir en croisade pour t’abattre, toi, sale vermine, ennemi public numéro 1 que tu es avec ta masse flippante informe de multi-diplômés, pas du tout diplômés, friqués ou sans le sous (ok, plus souvent sans le sous), des beaux quartiers ou des délabrés (ok, plutôt des délabrés). Bref, tu m’auras compris : tu frappes tout le monde et ça fait mal car à tout moment, monsieur ou madame tout-le-monde (tu m’excuseras, égalité oblige), peut se retrouver à cogiter sur sa condition de vigoureux chômeur qui se retrouve devant la porte d’entrée de ta « maison d’accueil » où quelqu’un d’infiniment brillant, sincère et cynique a tagué « Courage » au sol à l’entrée (je ne sais pas qui tu es, mais sache que je t’aime, toi, petit être mystérieux qui a mis ce jour-là du baume à mon cœur). Mieux encore, monsieur ou madame tout-le-monde cogitera enfin sur sur son ancienne condition de salarié, d’être humain au turbin.
Courage, petit chômeur, tu as trouvé un bon compagnon de route quoi qu’on te dise. Tu dois lui rendre des comptes de temps en temps, évidemment. Manger des pâtes souvent. Boire beaucoup pour avoir une vie sociale. Certes. Mais grâce à lui, tu as retrouvé ce qu’il y a de si précieux et que le turbin te confisque : le temps pour toi et pour ton cerveau, le temps de vous nourrir mutuellement. Dans ce temps précieux, que je ne nommerai pas parenthèse enchantée, parce que faut pas déconner tu es quand même sans un rond, tu remarqueras entre autres : que la majeure partie de ton entourage se plaint quotidiennement de son quotidien de salarié, pire que plus de la moitié de tes amis ne s’épanouissent pas à leur poste actuel/ Qu’il y a beaucoup plus de SDF dans les rues en 2016 que quand tu as débarqué dans la ville de tes rêves en 2012/ Que la copine chômeuse qui a accepté un poste avec des horaires que messieurs les politiques devraient au moins tester une fois dans leur vie est 1000 fois plus irritable qu’avant et n’a même pas une journée à elle pour dépenser son modeste salaire, excepté le dimanche, mais elle est contre le travail le dimanche alors forcément elle trahit sa cause un peu beaucoup pour pouvoir s’adonner aux plaisirs de la consommation/ Que « se contenter » est un verbe très employer par ton entourage que fatalement tu as adopté toi aussi/ Que la copine qui cumule plus d’un an de chômage et a accepté une formation, suite aux gentils conseils de l’ami Paul Emploi, se retrouve sans emploi au bout des 5 mois de formation, malgré la promesse d’embauche faites par la dite entreprise, et ce comme la moitié de sa promo/ Que des gens se rassemblent tous les soirs du côté de République pour construire un monde nouveau/ Que du coup tu te demandes comment on reprend tout à zéro et si c’est possible vu que ça a été impossible jusque là/ Et que surtout finalement, le capitalisme et plus vastement la démocratie ne se porteraient pas aussi bien que ça si tous ces salariés avaient enfin du temps de cerveau disponible pour repenser le monde auquel on ne pense finalement qu’entre deux lamentations et coups de gueule.
Attention, je ne t’accable pas, petit salarié, je t’ai même rejoint depuis peu. Contente que je suis d’avoir décrochée la sécurité d’un contrat qui finit en I, le Saint-Graal de l’époque. Je suis même enfin ravie de pouvoir me lever tous les matins et ne plus rester seule avec moi-même, même si j’aime bien le moi intérieur qui fout le dawa dans mon esprit plein à craquer de questions sur les choses de la vie. Juste je n’ai pas envie de t’oublier petit chômeur, comme on t’oublie, comme on oublie de te dire que non, en vérité on ne te combat pas, on s’arrange avec toi pour faire passer des lois pour rendre plus flexible l’emploi. Si tu n’existais pas, tu manquerais terriblement au patronat et aux politiques. Tu permets les licenciements et la précarisation de l’emploi et tous ces merveilleux dispositifs aux trois ou quatre lettres que tu n’arrives jamais à retenir/ décrypter pour lutter contre précarisation. Celle-là même qu’eux ne connaîtront jamais et qui façonne ta vie à toi et peut-être celle à venir de tes gosses. On te fait croire que tu es un petit veinard de toucher ci ou ça, de cumuler plusieurs jobs alors que finalement le système prospère aussi grâce à toi. Mais toi, dans cette vie là tu ne prospères pas forcément. Le pays doit prospérer mais pas toi. On s’en contrefout de ton épanouissement personnel. Telle est la morale de l’Histoire. J’espère qu’en quittant ta masse informe je vais continuer à la sentir planer sur moi, comme une ombre à mon existence de semi-privilégié. J’espère que je passe dans le camp de ceux qui se lèvent tôt tout en gardant un œil sur ceux qui sont forcés d’ouvrir les yeux en étant au chômage. Si ça se trouve je redeviendrais vite un mouton pressé par la meute et trop lessivé par le système pour avoir un cerveau disponible et l’indignation facile.
Paraîtrait-il que Nietzsche aurait dit que « nul, ne mens plus qu’un être indigné ». Je ne te mens pas, je te dis la stricte vérité, je ne suis qu’une petite privilégié qui, accompagnée de son chômage, n’avait qu’elle à s’occuper et a pris du bon temps à errer dans la ville, à tout analyser par le prisme de l’éternel schéma du dominé/ dominant et forcément s’indigner parce que j’en avais le temps dans ses grandes largesses. Aujourd’hui, il y a ceux qui s’indignent, ceux qui s’indignent que certains s’indignent encore et ceux qui te disent qu’on devrait cesser de s’indigner et sortir des éternels clivages. Manu (pas le premier, le second dans le gouvernement) t’es bien mignon quand tu passes à l’écran pour dire que ces clivages sont obsolètes mais ta bienveillance de façade, je peine à croire qu’elle se préoccupe plus du boulot pour les dominés que pour les dominants. Voilà, je viens de placer Manu Macron dans un papier sur Retard, je pense que je peux m’arrêter ici car le leader charismatique de ses pages doit frôler la crise cardiaque. Comment pourrais-je boucler ce petit récit de bibi chômeuse passant du côté obscur du CDI en plein mouvement social (l’ordi veut écrire socialo-communiste, petit coquin) ? Tiens bah tout simplement : c’est pas être coco que de dire que de devoir toujours baisser les yeux et courber l’échine comme le voudrait certaines lois du moment, c’est être humain. Prend ça, les indignés qui s’indignent de l’indignation. Une dernière référence pour la route ?
« Ceux qui se battent peuvent perdre, ceux qui ne se battent plus ont déjà tout perdu ».