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jeudi, 11 janvier 2018

Fluide novembre

Par
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En Novembre 2015, j’ai rencontré une des femmes de ma vie.

C’était le bordel dans ma tête et dans la ville. Je venais de me séparer de ma première copine après presque quatre années ensemble, et Paris n’allait pas tarder à se séparer d’un certain sentiment de sécurité et de liberté.

Je sais pas si je me sentais libre mais une chose était sure : je m’ennuyais profondément. C’est comme ça que, recroquevillée sous un plaid dans mon studio étudiant glacial, une tasse de yogi tea dans une main et mon Ipad dans l’autre, je me suis retrouvée à m’inscrire sur Tinder. Oui. Alors même que je ferme les yeux devant les photos Grindr reçues par mes copains pédés et me bouche les oreilles à peine le mot paquet, bite ou teub est prononcé.

Mais justement, je crois que j’en avais marre d’être la copine lesbienne, j’en avais marre des filles et j’en avais marre de ne rien connaître aux garçons. Ou peut être que j’en avais tout simplement marre de cette catégorisation qui semble sans retour : si tu as un jour déclaré bien aimer une fille, alors tu as choisi ton destin : tu seras lesbienne, ma fille. Il faut que tu choisisses ta case, pour te définir tu comprends, car si tu ne sais pas avec qui tu veux coucher alors tu n’existera pas dans cette société, il n’y a pas de petite case pour toi, désolé.

Ici, tu dois choisir ton camp, tu ne peux pas voter blanc.

Oui, je suis parfois attirée par des filles mais aussi par des garçons ou tout simplement par des personnes ; et je ne me considère ni lesbienne, hetero ou bisexuelle. Car de un je n’ai pas vraiment de vie sexuelle, cela ne m’intéresse pas, ne m’excite pas, bref c’est pas mon truc. Et de deux, car mettre une étiquette, un mot, sur l’attirance, le désir, qui pour moi sont des choses si fluides et aléatoires, me semble absurde. Je tombe amoureuse de personnes, peu importe leur genre et leur orientation sexuelle, je les trouve belles et beaux, avec elles le temps est bon et le ciel est bleu, et je n’ai rien d’autre à faire que d’être heureuse.

Donc voilà, je me suis retrouvée à vouloir sortir de ma petite case de lesbienne, dans laquelle je me sentais à l’étroit depuis mon « coming out » à 18 ans, en mettant les pieds dans la pire case hetero qu’il existe :Tinder. Mais à ma décharge, je venais de m’acheter un nouvel Ipad* et à un moment j’en ai eu marre de mater des monstres bodybuildés sur Instagram, de scroler sur les pubs Facebook et Grindr on en a déjà parlé. J’étais terriblement seule et je m’ennuyais, clouée dans mon lit par mon énergie qui m’avait quitté à peu près en même temps que ma copine. C’est donc guidée par un emmerdement profond plutôt qu’une envie intenable de baiser que j’ai commencé à devenir accro au slide de l’amour.

Heureusement, après un date de l’enfer avec un looser qui bossait chez M6 Deco (ouais j’ai pas eu de chance, même pas une leçon de marouflage) et quelques discussions avec des pseudos-graphistes-bobos-parisiens à la recherche de plan cul, je me suis retrouvée à discuter avec Chloë (prononcez « Klohi »), une Australienne finissant un voyage en Europe de 3 mois par une semaine à Paris -Ouf Tinder a quand même ouvert ses rencontres aux personnes de même sexe-. Elle disait vouloir rencontrer des gens gentils et je me suis dit cool enfin un où plutôt une qui pense pas qu’à me baiser.

Du coup cette fois ci j’ai eu de la chance. Toujours pas de marouflage mais on passe une journée très chouette et très timide. Chloë, elle ressemble à un petit enfant suédois, une beauté calme, au visage clair et doux. Je me sens bien avec elle. C’est drôle ce qu’on peut avoir en commun avec une personne née à des milliers de kilomètres de chez soi. Ça a peut être des avantages au fond cette connerie de mondialisation.

Bref, belle journée. Puis on se quitte dans le métro et là tu connais la suite, le 13 Novembre je pense que tu t’en souviens aussi, c’est le bordel, la panique partout. Je sais pas si un tel événement rapproche les gens, en tout cas, elle les chamboule c’est certain. Je revois Chloë les jours suivants, mais Paris est clairement moins chouette et moins timide.

Alors comme des enfants suédois, peut être un peu trop doux pour faire face à la ville, on part chercher la douceur chez mon meilleur ami à Nantes. On passe trois jours à discuter, boire du thé et des grogs pendant que la pluie tombe sans arrêt.

Avec Chloë c’est comme si on ne savait pas trop où on allait, on se croise avec nos gestes timides et nos corps maladroits ; un soir, on essaie de faire l’amour mais nos corps ne sont pas trop d’accord. Mais peut-on être d’accord avec soi même après un cancer du sein à 21 ans ? Ou -je parle pour moi- après un passé nourri aux troubles alimentaires qui a fait de mon corps le siège d’une mystérieuse maladie s’agrippant à mes intestins et m’empêchant de vivre comme je le voudrais ?

C’est sans doute aussi ce qui nous rapproche, ce rapport étranger à nos corps, comme trop de kilomètres entre nous et nous-mêmes.

Puis Chloë doit repartir en Australie, fin du voyage, « BUMMER » comme elle dirait. Elle me glisse une lettre dans la poche, et m’embrasse.

Deux années passent, on s’écrit souvent le matin qui est sa nuit, en s’interrogeant sur justement cette asexualité qu’on partage et que l’on découvre et assume peu à peu. Je comprend que mon absence ou manque de désir sexuel est tout simplement une autre façon de ressentir et envisager l’attirance de l’autre. Je me sens m’assumer au milieu d’une communauté dans laquelle le sexe me semblait pourtant être la chose essentielle, le sujet de toute discussion, le but de toute une vie ; ce qui me faisait vivre mon absence de désir comme une maladie.

Avec Chloë, sans le voir, sans se voir, on grandit au travers de nos échanges à distance. Je commence à reconstruire ou construire ma propre identité.

En deux ans, je pense être devenue une dizaine de femmes différentes, certaines sont parties au Mexique rencontrer des sorcières au bord de l’eau, d’autres sont tombées amoureuse de garçons italiens et puis l’une d’elle a pris ses billets pour l’Australie sur un coup de tête.

En deux ans, je suis passé d’une vie de couple confortable et passive, ennuyante et réconfortante à une vie solitaire pleine d’amis, passionnante et terrifiante, géniale et épuisante. Ce n’est plus l’idée d’une soirée à deux plateau-tele-M6replay qui anime mes journées mais bien comprendre qui je suis, dans ce corps se refusant trop souvent à moi. Comme un retour quelque peu intense à ma propre existence.

En deux ans, de l’autre côté de plusieurs océans, Chloë s’est fait retirer son deuxième sein en prévention d’une récidive de cancer puis a décidé de refuser les prothèses mammaires pour avoir un torse neutre.

En deux ans Chloë est passée de femme à personne non binaire, de « she » à « they/them ».

La nouvelle ne m’a pas tant surprise mais a éveillé ma curiosité. C’est donc intriguée par tout cet inconnu m’attendant de l’autre côté du globe que j’ai décollé pour Melbourne en ce début de septembre 2017.

On a passé un mois ensemble, à boire du thé sous la pluie encore hivernale, liées par des sentiments mystérieux et pourtant si simples.

J’ai découvert sa vie, sa ville, ses amis. C’était très beau. Un pays et une langue où j’ai eu enfin l’impression d’exister, et non pas d’être observée pour mon physique, mon orientation sexuelle ou ce je ne sais quoi de different qui attire les regards et soulève des questions. Il n’y avait pas ces questions pour me ranger dans une petite case.

Il n’y avait pas de petite case.

J’ai ressenti comme une sorte de fluidité, de simplicité dans les relations. Des personnes qui s’aiment et parfois en aiment d’autres. Sans plus de questions, de détails, de pourquoi ni de comment. Une ville où le temps est bon, et le ciel est bleu.

Un lieu, où qui que tu sois, tu existes dans la langue.

En un mois, on s’est découverte peu à peu, je crois.

En un mois, on a juste vécu, simplement, je crois.

J’ai posé beaucoup de pourquoi et de comment.

J’ai voulu avoir des détails et des réponses à mes questions.

Puis j’ai essayé de me laisse aller et de mettre de côté ma culture et ma langue, voulant à tout pris organiser et ranger mes pensées et sentiments dans ces petites cases déjà débordantes.

Un mois est passé, on s’est embrassé et j’ai laissé une lettre dans la poche de Chloë.

En rentrant à Paris je ne savais pas quel mot mettre sur ce sentiment nous reliant, nouveau car au delà de l’amitié, du genre, de toute attirance sexuelle. Nouveau car me redéfinissant également moi même.

Je ne savais pas non plus quel mot mettre sur Chloë, car après avoir vécu ensemble pendant un mois, il me semblait incohérent de l’appeler au féminin, ou même au masculin.

J’ai ainsi réalisé l’impossibilité de faire exister Chloë dans ma langue telle que je l’ai connue en Australie. Et ainsi l’invisibilité des personnes non binaires en France, sans existence officielle dans leur propre langue. Langue qui nous permet d’être l’un ou l’autre, mais qui nous interdit encore une fois de voter blanc.

Comme le dit Judith Butler, reste à inventer de nouvelles « réalités » permettant d’exister dans une société qui efface ceux qu’elle ne peut qualifier.

Je me suis pendant longtemps sentie coupable de ne pas être capable de « choisir » mon orientation sexuelle, de ne pas avoir de désir ou « pas assez ». Je me suis accusée moi-même. J’ai trop pensé, trop catégorisé ce qui doit au contraire être écouté, vécu et ressenti. J’ai laissé le jugement binaire de la société s’emparer de mes doutes, sans trop le questionner.

Rencontrer Chloë m’a permis d’inventer mes propres formes d’attachement, de sortir de ces petites cases dans lesquelles j’essayais moi même de rentrer et dont j’avais peur de sortir.

On est en Novembre 2017, je suis amoureuse d’une personne non binaire, avec qui je vie une relation platonique de la plus longue distance qu’il existe. Et je suis heureuse.

*non cet article n’est pas sponsorisé par Apple même si j’aimerais bien un nouvel Ipad justement.

Roca Balboa

Bricole Gueurle officielle de la Team Retard
Roca Balboa est née en 1990 et aimerait bien réadopter des rats. Amie d'Anna, la première fois qu'on l'a rencontrée on a vu un petit chaton tout mignon. Puis, en mangeant un kebab sur un banc, on a constaté la bouche pleine d'une viande qu'on connaissait pas qu'elle avait la gouaille la plus hardcore qu'on connaisse. Et un putain de talent pour le dessin. SON SITE PERSO : http://rocabalboa.com/