Jean-Claude Romand a menti pendant 18 ans à sa famille et ses proches, se faisant passer pour un ponte de l’OMS alors qu’il n’avait jamais dépassé la première année de médecine. Il passait ses journées dans sa bagnole, à lire des revues médicales afin de parvenir à rendre son imposture crédible, et elle l’était, manifestement. Même ses amis médecins ne se doutaient de rien. Mais, quand, acculé et piégé par son immense tissu de mensonges, il sent que sa supercherie géante est sur le point d’être découverte, il bute tout le monde: sa femme, ses deux gamins, ses parents, poussant le vice à coller une balle dans le crâne de leur chien.
Moi, j’ai un problème dans la vie: j’ai l’impression d’être un peu comme ce bon vieux JC. Pas parce que j’ai envie de faire sauter le caisson du chien de mes grand-parents, non. Mais parce qu’à chaque fois que je «réussis» quelque chose (de la bonne note au mémoire de fin d’études à ce mec vraiment cool qui semble s’intéresser à moi), j’ai cette même sensation désagréable d’arnaquer la terre entière. Quand j’applique mes couches de fond de teint et d’eye-liner chaque matin, je pense, mi-affligée mi-jubilante, à l’incroyable imposture que constitue ce visage que je me façonne au quotidien. Il en va de même pour toutes les choses positives qui m’arrivent dans la vie: le correcteur de cette dissertation a été trompé par mes jolies phrases et a donc omis de constater la vertigineuse absence de contenu, ou, pire, il a un peu de peine pour moi et m’a donc grassement notée. Ce mec qui sort avec moi depuis deux ans, c’est parce qu’il est plus jeune, et donc je l’impressionne avec mes quelques années de plus, et s’il est plus vieux, il a de l’indulgence pour mon jeune âge. Ce job que j’ai décroché? J’ai eu la chance de tomber au bon moment, le recruteur était désespéré et il a bien aimé la couleur de mon pull. Ce même pull que j’ai acheté en XS, mais c’est parce qu’il taille grand, t’as pas vu comment j’ai grossi.
Quand tu as la perpétuelle impression d’escroquer absolument tout ton entourage, ainsi que le système scolaire, le monde du travail, la galaxie dans son ensemble et même tes propres parents qui ne semblent pas non plus voir clair en toi, tu te surprends à jeter de furtifs regards derrière ton épaule quand tu sens que tu winnes un peu trop. Tu n’arrives pas à jouir pleinement de tes réussites puisque tu es intimement persuadé de ne les avoir absolument pas méritées: c’est la chance, le hasard, une erreur de jugement collective, que sais-je encore? Et, surtout, tu attends, la peur au ventre, le moment ou tu seras percé à jour, qui finira forcément par arriver. Ce jour-là, on se rendra compte que ton existence toute entière n’est rien de plus qu’une gigantesque imposture, que tout le monde est tombé dans le panneau - et le panneau, c’est toi. Tu devras certainement rendre tes diplômes, changer de continent, oublier tes amis et ta famille, horrifiés et profondément traumatisés d’avoir fait l’objet d’une telle mascarade.
Après des années passées à vivre tel un clandestin sans papiers dans un pays hostile mais crédule, j’ai appris récemment que, à ma grande surprise, j’étais loin d’être la seule. C’est même un problème hyper banal qui porte un nom: le «syndrome de l’imposteur». Ma psy m’a fait cracher 43€70 pour poser ce diagnostic implacable, mais qui manque cruellement de panache tant il est peu original. Il parait que l’on est toute une armée à vivre ainsi dans l’ombre, retirant parfois presque un semblant de satisfaction de cette impression de prendre les autres pour des cons en permanence, mais la plupart du temps rongés par une estime de nous-même pas plus grosse qu’un bouton de manchette en toc trouvé chez Noz qui aurait atterri sur une chemise Saint Laurent.
En remontant aux racines du mal, j’ai cru comprendre que cela me venait de mon année de terminale L, que j’ai passé à travailler comme une forcenée pour avoir mon Bac avec mention (idée qui, avec le recul, parait particulièrement saugrenue sachant que cette malheureuse mention n’aura pas été plus utile que d’uriner consciencieusement dans un instrument à cordes). Ma camarade de classe la plus proche, elle, obtenait les mêmes résultats que moi en levant à peine le petit doigt: notamment cette fois où nous avions toutes deux eu 17/20 en dissertation de philo - moi après avoir passé deux semaines à faire des recherches au CDI après les cours alors qu’elle avait rédigé la sienne l’avant-veille sur un coin de table. A mes yeux, tous ces efforts que je déployais n’arrivaient pas à la cheville de cette fascinante et déconcertante facilité à obtenir d’excellents résultats.
Je pense donc que c’est en partie pour cette raison, que, depuis, je vois le reste du monde comme je voyais cette camarade de classe en 2004: infiniment plus cultivé, doué, intelligent que moi, qui doit en faire tellement plus, voire déployer des trésors d’imagination et de ruse pour ne pas rester à la traîne. Comme si l’étendue du savoir des autres était systématiquement dix fois supérieur au mien, étroit et superficiel, mais suffisamment bien réparti pour ne pas paraître tout à fait ridicule. Si je devais vous dessiner mon syndrome de l’imposteur, je me représenterais en train de ramer sur un petit rafiot en cageots, frôlant l’apoplexie dans mon effort constant pour tenter de rester à la hauteur de ce paquebot flambant neuf avec vous tous dessus. Et vous, vous êtes persuadés que je suis sur le paquebot aussi, mais que je suis sans doute aux toilettes. Je vous ai bien eus, putain.