Salut les petits poussins.
J’avais écrit ce texte cet été, dans le cadre d’un concours de nouvelles dont le thème était « Mauvaise Blague ». Je l’ai perdu. Vu que j’aime pas gâcher, j’ai décidé de le publier aujourd’hui sur Retard avec une belle illustration de Nils Bertho. J’espère qu’il te plaira.
Marine
J’avais dû me lever ce matin-là plus tôt que d’habitude. Ma mère, habituée à dormir jusqu’à midi à cause de son service de nuit, était pourtant déjà debout. Assise face à moi, alors que j’essayais de trouver la sortie du labyrinthe de la boîte de céréales, elle me sermonnait entre deux bouffées de cigarettes mentholées. Il fallait rester partiale, certes, mais je devais me souvenir à jamais que les femmes étaient souvent victimes de la cruauté des hommes.
Depuis son divorce, ma mère en faisait des caisses, et elle confondait régulièrement sa fille de quatorze ans avec « le juge est une femme ». J’ai quand même réussi pendant ce monologue interminable à finir mes Choco Pops, à enfiler mon Eastpak, et à quitter la résidence familiale sous les ultimes précautions matriarcales (« il va pleuvoir, prends ton k-way »). Après quelques minutes de marche sous un ciel finalement peu menaçant, je me suis posée cinq minutes dans la cour du collège, vide, en me demandant pourquoi j’avais accepté d’être déléguée.
Cela faisait quelques temps que je n’avais pas vu Maud. Trois semaines, autant dire la moitié d’une vie quand on est en quatrième. Depuis ce que tout le monde appelait « l’incident », elle n’avait pas remis les pieds au bahut. Les professeurs n’avaient pas voulu nous expliquer, mais on avait tous entendu les bruits de couloir. Des troisièmes venaient même nous voir pendant la récré pour avoir plus de précisions. Je faisais comme dans « New York Police Judiciaire », je déclinais tout commentaire en attendant une réaction de la part du principal.
N’empêche, sans méchancetés, c’est pas mon genre, mais cette histoire avec Maud ne m’étonnait pas vraiment. Elle n’avait jamais été comme nous. Déjà, elle s’épilait les sourcils et se teignait les cheveux d’un rouge trop voyant, comme Larusso, mais sans les bouclettes. Elle avait aussi un piercing au nombril dont le dauphin coincé dans le trou semblait me narguer à chaque cours de gym, tandis que je suppliais ma mère d’accepter que je me perce les oreilles.
Bien que dans ma classe depuis 3 ans, Maud ne m’avait adressé la parole qu’à de rares occasions. Pour l’exposé qu’on avait fait ensemble en Éducation civique ( je m’étais tapé tout le boulot, sous prétexte que je suis déléguée et que je connaissais mieux « ces trucs-là »), et par téléphone à chaque fin de conseil de classe. Elle voulait savoir si le prof de musique sexy avait dit quelque chose sur elle. Bah non, pauvre tâche, si toi t’es pas au courant, lui il sait que t’as 14 ans.
Maud est arrivée, silencieuse, alors que je faisais des ronds avec mon pied dans la poussière. Le regard au sol, elle tenait son gigantesque pull noir bien fermé, et laissait pendre mollement son sac à main. Son père, qui l’accompagnait, s’est avancé vers moi. « Faudra pas les laisser s’en tirer sans rien. On n’a peut-être pas appelé la police, mais il s’en est fallu de peu. Il faut des sanctions. Sophie, tu es déléguée, je compte sur toi ».
Je me tournais vers sa fille dont les épaules commençaient déjà à se recroqueviller, essayant surement de cacher quelque blessure invisible à l’oeil nu. « Je ferai ce que je peux, monsieur ».
Guillaume et Arnaud sont arrivés. Les mains dans les poches et le sac à dos porté haut, ils nous ont soigneusement évités pour s’asseoir à l’autre bout de la cour, et m’ont fait, une fois installés, un signe pour que je m’avance. Je me suis approchée des deux garçons, par souci d’équité. Ils étaient, finalement, eux aussi dans ma classe.
« Tu sais, elle mitonne », m’a dit Arnaud. « C’est bon, elle attend toujours que ça, qu’on la touche, faut qu’elle arrête de faire son effarouchée ». Je détournais mes yeux en direction de Maud tandis qu’il continuait son plaidoyer. Son père lui frottait affectueusement le dos tandis qu’elle était agitée par quelques spasmes. Après avoir essuyé ses larmes, elle s’est tournée vers moi. On s’est regardées du bout de la cour. Longtemps.
« Sophie, on blaguait. Elle comprend rien de toute manière, cette conne. Mais toi, tu sais qu’on plaisantait ? Ils vont pas nous virer, hein, tu nous soutiens ? » Guillaume soupirait en regardant sa montre.
« C’est relou là, il arrive quand le principal ? J’ai SVT en première heure et je suis assis à côté de Mylène, si tu vois ce que je veux dire. »
Ils ont éclaté de rire en chœur en se donnant des coups de coude dans les côtes, pile au moment où quelques gouttes de pluie se sont mises à tomber sur ma joue.