Treize est un roman feuilleton qui commence ici.
Tu peux lire le dernier épisode là.
Le jour de ma rentrée est le même que celui de mes parents. Ils me déposent donc rapidement devant le nouveau bâtiment, en me souhaitant un très bon courage.
Dehors il fait moche, c’est con d’aller dans le Sud et le premier jour où tu es dehors et bien il pleut sa mère, mais bon, je ne vais pas crier « remboursez » non plus, surtout qu’il parait que j’ai cours d’anglais et que je suis en retard.
Le bâtiment est immense, et sitôt arrivée dans la cour de récréation, je me perds. J’ai envie de chialer mais je ressemble déjà à un chien mouillé, donc on va y aller mollo sur l’utilisation de l’eau ce matin, et je pars à la recherche du conseiller d’éducation.
Arrivée dans son bureau, une meuf avec l’accent italien me dit que je suis à la bourre (sans déconner) et qu’elle va m’amener elle-même dans la salle où j’ai cours, après m’avoir imprimé l’emploi du temps qui va gérer l’intégralité du reste mon année scolaire. Je la suis, penaude.
Je pense qu’il n’y a pas de plus grand sentiment de solitude que celui qui vous envahit quand vous êtes la bouffonne trempée à côté de la conseillère d’éducation dans le pas de porte d’un cours commencé sans vous.
-”Marine vous rejoint en cours d’année, soyez gentils avec elle. Je la laisse s’installer, tiens mets toi là”
Et j’obéis, comme un chien fatigué après sa promenade. Je pose mes affaires, le regard rivé vers le sol. Je commence à prendre des notes sans rien comprendre, évidemment, c’est comme mater le cinquième épisode d’une série, qu’est ce que tu veux capter à l’intrigue
BAH QUE DALLE
Du coup je m’accroche à ce que je peux.
Visuellement, je fais le tour de mes nouveaux camarades de classe. Comme d’hab, il y a le quota de doudounes de sport, mais les meufs dégagent un autre parfum que celui de mes vertes et anciennes contrées.
Le cul moulé dans des pantalons pussy, avec des chaussures buffalo qui font bien 15 centimètres, la chevelure méchée parfois pas très bien avec de grosses traces blondes, elles sont toutes
Mégabonnes,
Toutes conscientes de leur féminité et de leurs atouts.
Je veux dire le quota n’est plus le même, j’aperçois des meufs avec des manucures, des piercings alors qu’on a même pas 15 ans, et je suis à me demander si en plus d’une liste de fournitures scolaires, on aurait pas du me filer la panoplie, parce que là, clairement, avec mon baggy triangle et mon sweat Dia, je passe pour la dernière des bouffonnes, une cinquième avec des boobs.
Je sens des regards. Je ne me fais aucune illusions, je suis actuellement scannée pour savoir dans quelle catégorie on peut me mettre et si oui ou non on pourra trainer avec moi dans un avenir prochain.
Pas tout de suite, évidemment. On renifle toujours les nouveaux. Je passe donc les premiers jours seule, mais très vite, je me lie d’amitié avec deux filles, qui m’aideront à rendre ce bout d’année respirable.
Elodie et Lucie sont aussi blondes, belles, intelligentes, mais surtout elles sont drôles. Et alors que je ne comprends rien au nouveau monde qui m’entoure, elles acceptent d’être mes guides dans le nouvel enfer dans lequel je suis censée exister.
-”Lui il est gentil mais il porte des shorts toute l’année, on n’a toujours pas compris pourquoi.”
-”Lui il est drôlement con, t’approche pas, c’était mon amoureux en CM1 du coup il croit qu’il y a toujours moyen alors qu’il se met le doigt dans l’oeil”.
-”Sa famille est mormonne et du coup elle est super dérangée. Attention hein, elle est gentille, par contre voilà elle est bizarre”.
-”Elle t’approche pas, elle fait caguer.”
-”caguer” ?
-“Oui, elle fait chier quoi, vous dites pas ça dans le Nord?”
NON ON PARLE FRANCAIS MADAME
Et quand on fait pas ça, on s’installe le soir ou les weekends devant ma nouvelle gigantesque télé toute neuve pour mater les Robins des Bois dont on connaît dorénavant les répliques par coeur.
Au fur et à mesure de l’année, j’avoue commencer à m’adapter. Et même si je refuse de porter des Buffalos (chaussures des damnés), je me dis que je devrais quand même réussir à tenir un an. Après je m’en fous je pars en internat, c’est bon, j’ai de hautes ambitions, je vais pas finir au Petrin Ribeyrou à découper des quarts de pains paysans en claquant mon hollywood chewing gum sans goût, no way josé.
Elodie et Lucie sont vraiment très belles, et du coup, je ne sais pas pourquoi, je pense aussi me fondre un peu dans le délire, tu vois, on traîne toujours avec les gens qui ont la même gueule que soi non ? ça me rassure un peu, surtout qu’elles sont tellement bienveillantes que j’arrive même parfois à me mettre en maillot de bain quand je vais chez Lucie, même quand son petit frère (qui a un an de moins et qui est clairement beau gosse) traine dans le coin.
Je sympathise aussi avec d’autres filles, mais ce n’est pas pareil. Ca reste des électrons plus ou moins lointains, même si certaines sont cools, comme Valérie.
Valérie a redoublé mais elle est très drôle, enfin elle dit pas des blagues quoi, elle est plutôt “pétillante”, un peu comme dans les sitcoms, la meuf banale mais qui a un petit truc en plus parce qu’elle parle vite et fort. Valérie a aussi de la moustache, comme Gaëlle, mais bon, j’ai vieilli, je peux pas m’attarder là dessus éternellement, elle découvrira assez rapidement la bande à usage rapide Veet, je vais pas non plus la saouler avec ça.
Un jour de printemps, alors qu’on glande devant le collège à la sortie du collège, Valérie me parle de mon premier jour, et Valérie parle vite, alors je m’accroche, et elle me dit
-Tu sais moi je le savais avant que t’allais arriver j’étais à l’infirmerie quand j’ai entendu qu’il y allait avoir une nouvelle dans la troisième 5, j’avais mal au ventre et en fait c’était pas grave mais elle m’a même pas filé un spasfon cette conne alors que bon en vrai je m’en foutais c’était pas pour sécher ou quoi tu vois mais bref, et j’ai commencé à flipper tu vois je me suis dit c’est qui cette meuf, d’où elle sort, la pauvre c’est dur d’arriver en milieu d’année, si ça se trouve elle va être trop belle et tout et elle va attirer tout le monde et tous les garçons et tout et en fait tu vois t’es arrivée et je me suis dit ouf
Je me mets à rire avec elle, le temps de réfléchir, et là l’information monte au cerveau, je me rends compte bien sept secondes plus tard, parce que c’était pas dit méchamment en plus, que je viens en fait de me faire copieusement insulter
par une meuf qui ne s’en rend même pas compte.
Je décide de couper court à la conversation en prétextant un mal de tête et je rentre rapidement chez moi, presque en courant. Je jette toutes mes affaires par terre, mes parents ne sont pas là, ils bossent actuellement 7 jours sur 7, la saison d’été arrive d’ici peu et là
Alors que je pensais que mes complexes n’étaient que des voix pernicieuses d’adolescente, un truc qui allait avec le package visage acnéique et le fait que j’étais infernale
Je me rends compte que l’extérieur porte le même regard que moi sur mon corps et mon visage que même mes choix vestimentaires n’arrivent pas à dissimuler.
Les yeux fixés dans la silhouette informe qui est la mienne, reflétée par la mosaïque de miroirs que ma mère a installé, je me rends compte
De ma difformité
Du fait que personne ne pourra me trouver à son goût dans cette région de merde et peut-être nulle part ailleurs
Putain, pour qui je me suis prise ?
Est-ce que je pensais vraiment pouvoir me fondre dans la masse ?
Je me mets à pleurer et mon maquillage commence à couler
Et alors que traine sur mon bureau une lettre signée de toute ma classe de Touraine, m’assurant que personne m’a oublié
Et où V a marqué de sa plus belle écriture, comme pour me narguer,
Je t’aime toujours tu sais,
Sans que je sache si il plaisante ou si c’est vrai,
Peut-être qu’il se fout de ma gueule
Depuis le départ
Que c’est une blague entre lui et ses copains, de charmer le boudin
Je me demande comment j’ai pu oser croire que quelqu’un comme lui ait pu s’intéresser à moi
Autrement que par pitié
Que je ne trouverai personne, parce que c’est comme ça
Que ptet qu’Elodie et Lucie sont mes amies parce que tout le monde a besoin d’une copine boudin pour se mettre en valeur
Et que c’est juste
Pas possible
De ne pas vivre dans la réalité telle qu’elle est, telle qu’elle se présente aujourd’hui
Je suis un cageot et personne ne me l’avait jamais dit, ne l’avait jamais verbalisé
Il a fallu attendre aujourd’hui et cette pute de Valérie
Putain mais plus jamais je m’approche des meufs à moustache, grosse pute de Valérie
Pour me rendre compte que j’avais fait comme d’hab
Je me suis fait des films, sur V, sur le fait que les gens pouvaient m’apprécier
Non mais tu t’es vu
Alors que t’as même pas bu
T’as vu comment t’es moche ?
Je peux plus répondre à personne, je peux plus sortir de chez moi, je peux plus rien faire, je
Je
Je.
Je vais aller dans ma chambre un peu maintenant. J’ai plus envie de raconter.
Je crois que j’ai besoin de digérer.