Ça peut paraître terriblement égoïste et totalement hors de propos. Ça l’est sans aucun doute. Mais un drame comme celui auquel on a tous été confrontés ce 13 novembre 2015 (cette date fait frissonner rien que de l’écrire) nous a tous touchés d’une manière macro comme d’une manière micro (je dis ça pour ceux du fond qui auraient fait des études d’économie). Sur le plan de nos rapports aux autres, étrangers et proches, et à nous-mêmes. J’en suis persuadé. Ce soir-là, donc, là où des amis (y compris des miens) en ont perdu d’autres, des gens se sont entraidés, rencontrés, des couples formés… mon couple à moi, justement, a définitivement éclaté. Je trouve ça dingue de se le dire. Sans victimisation, hein, faut pas déconner. Personne n’y est mort. Mais c’est une conséquence complètement folle.
Ce soir-là, même si je n’étais pas dans le XIe arrondissement de Paris, ville de l’amour, que je n’ai personnellement perdu personne (mais ce n’est pas passé loin, au sens très propre du terme), j’ai été évidemment affecté au plus profond de moi par ce qu’il s’est passé. Comme tout le monde qui lirait ses lignes, il n’y a qu’à voir comment on est encore obsédé par le ressassage des événements. Mais ce n’est pas le sujet.
Ce soir-là, je me trouve loin du XIe. Dans une ville de banlieue de l’Ouest parisien dont je ne me souviens plus du nom – c’est dire si ça, ça m’a marqué. Ce soir-là, je me trouve même loin d’être dans l’esprit d’aller à un concert. On s’écrit tous un peu sa légende ce soir-là : « T’étais où ? » « Tu faisais quoi ? » « Nooon, t’aurais pu y être ?! » sont des questions qu’on pose tous à l’autre et auxquelles on répond avec une trop grande habitude maintenant. C’est comme raconter une anecdote de soirée, un truc appris par cœur pour aller directement à l’essentiel. C’est terrible.
Pour continuer dans cette légende, aller passer ma soirée devant Eagles of Death Metal, vu déjà quatre fois dont six mois auparavant, m’avait traversé l’esprit, au point de checker les places l’après-midi même, pour finalement me raviser : c’était complet. Et puis, détestation de quémander une invit ou d’acheter au black mise de côté, j’avais prévu une soirée avec les amis de Celle qui partageait ma vie à ce moment-là, depuis presque trois ans. Vu la situation de notre couple à ce 13 novembre, impossible d’imaginer poser un lapin. Fallait au moins faire semblant de sauver les meubles avec Elle. Parce que les choses étaient franchement mal emmanchées, sans être, sûrement, désespérées.
Je place à peu près au 4 octobre d’avant – puisqu’il faut bien une date, ça nous rassure tous –, le début du compte à rebours qui amènera à ce qui était finalement inévitable mais qu’on se refusait à concevoir. Une crise profonde qui a pris la forme d’un doigt d’honneur de Sa part en réaction énervée à un « t’es casse-brunes » énervé de ma part. La vulgarité face à la vulgarité, la violence du geste face à la violence des propos. Les deux le méritaient, les deux avaient tort. C’est arrivé dans les escalators de la station Pigalle un chaud dimanche matin d’octobre, des escaliers roulants que j’évite encore de prendre aujourd’hui. J’y recroise encore nos fantômes.
À ce geste, j’ai répondu par un demi-tour aussi sec. J’ai Lui ai tourné les talons. Il était 8h30. Je ne L’ai revue que le lundi, à 19h. J’ai passé le dimanche au cinéma avec un copain et le lundi au boulot. Elle a passé la nuit hors de notre appart. C’était la première fois que j’étais confronté à un truc comme ça. Fallait pas vraiment être devin – seulement obsédé par les réseaux sociaux – pour savoir où Elle avait dormi. Il y avait ce nom de plus en plus présent sous ses photos et ses statuts, celui qui apparaissait, parfois, sur Son téléphone et qui La mobilisait aussitôt, un peu plus longuement chaque fois. Ce sont des choses qui arrivent, je me dis maintenant.
Si ce doigt d’honneur dans les escalators du métro et cette nuit passée ailleurs ont mis des actes sur un malaise, ce foutu 13 novembre a cristallisé le point de non-retour. Ce soir-là a sûrement permis à beaucoup de monde de constater comment il réagit sous le stress, la peur, l’inconnu et l’incrédulité. Pour finalement découvrir qu’on ne sait simplement pas gérer ce genre de trucs plus gros que la vie.
Certains ont eu des réactions qui m’ont étonné : il a fallu demander à nos hôtes de ce soir-là, restés à discuter sagement dans la cuisine, de brancher les infos pour savoir ce qu’il se passait. Ils avaient franchement l’air de s’en foutre. Ça me révoltait. Comme moi, Elle a directement compris la merditude de la situation. Mais contrairement à Elle, c’est moi qui étais le moins en phase avec les vivants à ce moment. J’étais surtout le moins en phase avec Elle. Elle avait sûrement besoin de moi autant que moi j’avais besoin d’Elle. Je ne m’en suis simplement pas rendu compte. J’étais dépassé par l’événement, l’envie de savoir pour mes amis, de faire savoir aux miens et, je mets ça sur le compte d’une déformation professionnelle – je suis journaliste –, de savoir ce qu’il se passait dans les rues de Paris, ville de l’amour salement touchée là-bas et ici.
Mais il y avait sûrement là-dedans quelque chose de plus profond : est-ce que ça voulait dire que je n’avais pas envie de vivre les choses avec la personne en face de moi ? Je me suis séparé du réel pour vivre ce truc virtuellement, à travers mon téléphone. Je sentais Son regard sur moi. Je le sens encore. Je La vois encore du coin de l’œil. Je me suis séparé de ma vie perso et amoureuse pour vivre le truc de manière pro, comme une échappatoire. J’avais l’impression de revivre le 7 janvier en boucle (qui m’avait touché de manière personnelle).
C’est pour ça que le lendemain, plutôt que de rester avec Celle que j’aimais, je me suis cassé le plus vite possible à ma rédaction, assurer une journée de taf, à raconter pour exorciser. C’était essentiel, j’aurais pas pu faire autrement, je crois. Et du coup me tenir loin d’une sale ambiance à la maison.
Elle avait besoin de moi, j’avais besoin d’Elle. J’avais aussi besoin de bosser. J’aurais sûrement pu concilier les deux. Mais j’ai fait un choix, inconscient.
Évidemment, personne ici n’a déjà été confronté à ce genre de situation non plus. Comment réagir autrement qu’avec ce qu’on a ? Comment réfléchir à la portée de ses gestes ou de ses actes quand on les fait sans même y réfléchir ?
Ce soir du 13 novembre, avant de nous coucher, tous deux étions en pilote automatique dans la vraie vie : marcher dans la rue, se brosser les dents, se coucher, brancher le réveil, prendre une douche puis partir au boulot le lendemain matin.
Ce matin du 14 novembre, Elle a bien essayé de me retenir, mais il fallait que j’y aille. Je me suis persuadé que j’y étais tenu contractuellement – alors que je quittais définitivement cette rédac de manière prévue, volontaire et décidée la semaine suivante. Je me suis persuadé – et c’était vrai – que si personne d’autre que moi ne s’en saisissait, personne d’autre ne l’aurait fait. Je n’ai pas lâché mon écran ni mon clavier dix heures durant, seul dans l’openspace. J’ai oublié – sûrement volontairement – de L’inviter à venir me rejoindre. J’avais cette boule dans le ventre que je ne pouvais extirper qu’en bossant, seul, comme Sisyphe.
À quelques kilomètres de là, Elle était dans notre appartement, sûrement y à faire les cent-pas. Sûrement branchée sur les chaînes d’info. Sûrement à chialer comme moi par intermittence. Sûrement à parler à ce type dont le nom apparaissait sur son écran. Sûrement à vouloir que je sois là, ou lui, ou quelqu’un.
Il a bien fallu que je rentre. J’étais partagé entre ces deux sentiments. L’envie de retrouver un peu d’amour et la peur de La retrouver. Je savais que tout était plus factice depuis quelques semaines. Ces dernières heures foutaient une ambiance beaucoup trop étrange. Mais il y avait cette envie, plus forte, de prendre quelqu’un dans ses bras – Elle –, de pleurer avec – sans savoir sur quoi pleurer, l’état du monde ou l’état de notre relation. Ces 13 et 14 novembre n’ont pas arrêté de se mélanger, d’avoir des conséquences sur le monde extérieur, notre monde et mon monde à moi, de les perturber pour les faire éclater, sans espoir d’en retrouver les morceaux pour les recoller.
Quand j’ai décidé de rentrer chez nous, il était déjà trop tard. Je pense que je le savais. J’ai quitté ma rédac en sachant que rien ne serait plus comme avant. Les réponses que je ne recevais pas aux SMS que je Lui envoyais me le prouvaient de toute façon. Quelque chose nous avait bel et bien séparés. C’est à quelques mètres d’arriver chez nous que Sa réponse est arrivée. Elle n’était plus à la maison – une fois encore. Elle avait besoin de voir des gens. Je la comprenais après tout. Moi aussi j’avais envie de voir d’autres personnes. Mais j’avais surtout envie d’en voir une seule. Elle, non. J’avais réussi apparemment à lui donner envie d’en voir d’autres. Je suis donc rentré chez nous, seul, dans un appart qui sentait finalement la fin de quelque chose. La fin d’une certaine innocence dans cette ville, Paris, ville de la haine et l’amour. La fin de cette relation qui tardait à venir, que je voyais durer alors qu’elle devait finalement se terminer. Je suis tout de même sorti, pour rentrer tard, après Elle, ivre mais soulagé d’avoir pu me marrer avec mes potes plutôt que de faire la gueule avec Elle.
Les jours qui ont suivi le prouvait : l’ultime espoir d’une remise à plat de nos sentiments s’était évanoui dans cette nuit et cette journée dingues. Je Lui ai sûrement prouvé que je vivais ma vie de mon côté. Elle m’a sûrement prouvé qu’Elle ne ferait rien pour me retenir puisqu’Elle avait déjà fait son choix. La semaine post-13 novembre n’a été que le reliquat de cette soirée. Elle a surtout ressemblé à une semaine post-gueule de bois. J’ai bu tous les soirs, sans Elle, avec mes potes, pour retourner au taf tous les matins. J’ai passé le week-end hors de Paris, ville de l’amour blessé. Impossible, ensuite, de remettre les choses en ordre. Tout s’effilochait, comme une boule de sable qu’on croit solide mais qui se délite entre les doigts. Elle n’était plus là. Moi aussi j’étais loin. Et on attendait que l’autre se lance. Un mois et deux jours après, c’était plié. Deux étrangers sous un même toit qui commencent doucement mais sûrement à s’en vouloir d’avoir fait foirer les choses.
Avec des si, on refait le monde : pas dit que ça ait duré plus longtemps si ce foutu 13-Novembre ne nous avait pas tous fusillés sur place. Pas dit que ça aurait duré moins longtemps non plus. Attentats ou pas, la crise était là, la fin inratable. Mais cette soirée, la journée du lendemain et celles qui ont suivi ont construit cette putain de barrière entre nous. C’était infranchissable. Je suis curieux de savoir comment les autres couples ont digéré cette foutue soirée.
J’ai lu que ça avait rapproché des gens. Un pote au Bataclan a rencontré sa meuf à une soirée de « survivants ». Je le dis souvent : j’aurais bien baisé la Terre entière pour oublier ce truc. Surtout, je Lui aurais bien fait l’amour à Elle, toute la nuit, toute la journée, pour se prouver que la vie, c’est plutôt cool finalement. C’était impossible. Et c’était sûrement trop tard. Je préfère justement penser qu’il y a des gens qui se sont envoyés en l’air à s’en faire mal. Des bébés ont sûrement été conçus ce soir-là ou le lendemain matin. C’est quand même tellement plus joli que de savoir qu’on vient de condamner le couple auquel on tenait – mais ça, on s’en rend compte trop tard. Au moins, personne n’est mort.