Entre 5 et 12 ans, pour moi, la population masculine se scindait en 2 catégories:
- Mon père, mon frère, mon copain Daniel et moi.
- Le reste
Le premier groupe partageait la même malformation, manifestement congénitale, puisque tous les hommes de ma famille étaient touchés. Je m’étais forgé la conviction qu’il en allait de même dans la famille de Daniel sans lui avoir jamais posé la question. Ça me paraissait un peu gênant de sonder le génotype de sa famille même s’il était question ici d’une difformité plus que d’un handicap.
Je vivais donc sereinement ma vie dès lors qu’elle restait cantonnée à la sphère familiale et retournais dans tous les sens le problème de cette malformation lorsque je me retrouvais avec mes camarades de classes dans des situations où il devenait dûr de la cacher. Ces dits camarades ne paraissaient pas foncièrement émus par ma différence et même Daniel n’avait l’air de faire que peu de cas de ce problème qui le touchait pourtant aussi. Je me disais qu’il était soit totalement inconscient, soit complètement résigné et j’avais un peu de peine pour lui et l’envie de lui dire “hey mec, si la mode de la casquette Kangol nous a bien appris un truc, c’est que c’est pas en détournant les yeux du problème qu’on va le résoudre. Le temps passe, mais pas la gêne.” Mais je ne lui ai jamais dit. D’abord parce que j’étais un peu jaloux des mecs avec des casquettes Kangol et aussi parce qu’à l’époque la valeur d’un homme se mesurait à la hauteur de son trait de pisse sur le mur des toilettes de l’école et que Daniel était le Sergeï Bubka de la discipline. Du coup on lui devait le respect et parfois la moitié de notre goûter. Lui parler de cet épineux problème physique m’aurait couté, au mieux le deuxième BN de mon paquet de 2, au pire un prélèvement complet du contenu de ma banane de billes (Calots et Boulards compris).
Je passais donc des heures seul devant le miroir de la salle de bain, à essayer de voir s’il n’y avait pas un moyen de corriger ce défaut. Rien n’y faisait. Arnold et Willy m’avaient bien appris que “les apparences et les différences, n’ont pas d’importance.”, je trouvais quand même la position sociale de monsieur Drumond plus confortable. En ça je rejoignais une autre figure de mon enfance : Michael Jackson.
Étonnamment, je dois mon salut à la puberté. Pas que cette période ait changé quoique ce soit au problème (enfin si mais pas vraiment dans le sens du mieux), mais elle m’a permis de concentrer mon attention sur la myriade de petits détails disgracieux qu’elle n’avait pas manqué d’amener avec elle et qui devenaient autant d’obstacles entre moi et mon unique projet de vie à ce moment-là: CHOPPER DE LA MEUF ET ROULER DE GROSSES PELLES. Ma malformation passait donc après, l’acné, le duvet, l’appareil dentaire, ce nez qui avait décidé de se développer beaucoup plus vite que le reste de mon visage, etc…
Armé de mon courage je décidais, un jour, d’entretenir ma mère au sujet de cette liste d’injustices. Après n’avoir récolté que des “T’en mourras pas” ou des “Ah t’as le nez de ton père. C’est lui qu’il faut engueuler”, j’arrivais au dernier point de ma liste: - ce truc difforme que j’ai en commun avec mon frère et Papa.
J’ai donc posé la question.
Après un moment d’incrédulité de sa part et un fou rire d’un bon quart d’heure, elle a répondu.
Et du haut de mes 12 ans je me rappelle avoir dit: - Je suis circonQUOI ?