J’ai vu un film d’une terrifiante beauté sur l’amour. Ce n’est pas une comédie, un drame ou une tragédie d’amour. C’est une métaphore de ce qu’est l’idée d’amour telle que la littérature peut l’avoir décrite au travers de ses plumes les plus jusqu’au-boutistes.
Imaginez : une tragédie sanglante dans ce que l’imagerie contemporaine peut avoir de plus cru, dont le marquis de Sade serait le metteur en scène.
Malheureusement de tout cela, je n’étais pas prévenue.
Comment anticiper ce passage où de plaisir Béatrice Dalle (jokeinside -) dévore sauvagement sa dernière chasse ? Comment vous décrire la très dérangeante scène finale de Trouble everyday emmenée par Vincent Gallo ? Je ne sais pas, je n’ai pu la soutenir.
Mon imagination débordante (paranoïa latente ? mythomanie à mon propre endroit ? inconscient ? HA-HA !) m’induit à me tenir à l’écart de toute imagerie rapportant à la mort, à la souffrance, à la violence, à la perversion… construites. Je suis hantée par ces démons-visions.
C’est un très grand film d’horreur, non pas d’épouvante, mais pleinement d’horreur, comme peut l’être l’également insurmontable Martyrs de Pascal Laugier. À l’instar de ce dernier, le film de Claire Denis dépeint le ver dans le fruit, le vice dans la passion ; l’extrémisme morbide se déployant dans son film n’étant que le revers de la médaille de l’existence. Où Laugier faisait se déployer la Passion, dès 2000, Claire Denis avait fait jouer l’Amour.
Son film vous plonge dans ce qu’est le sentiment amoureux à son acmé, une passion dévorante et dévoreuse. Ce n’est pas au fond son débordement carnassier qui en fait la réussite, mais la représentation de la quête pour l’unité, la complétude, à laquelle préside la passion, amoureuse en particulier. C’est en fait une maladie que cet amour vicié. Il ne paraît pourtant pas si étranger. Ses manifestations sont extrêmes, mais cela n’en constitue pas son caractère.
Au fond, l’extrémisme graphique qui porte ce film tient autant à son appartenance à un genre qu’à la liberté même offerte par la qualité d’œuvre attachée à sa production. Cela ne semble pas un hasard si au genre du B-movie qui a été en particulier développé par les scénaristes sévissant dans le film d’épouvante répond un jumeau dans le versant « auteur » du film de frisson. Trouble everyday existe à une jonction entre un visuel très violent, vif, et la lenteur associée à la réalisation d’un destin tragique, d’une implosion émotionnelle en plein vol.
Béatrice Dalle et Vincent Gallot ont la maladie d’amour. Lui court après la cure, dératé cherchant une échappatoire à la passion qui le consume et ne demande qu’à s’exercer. Elle, se love dans le vague à l’âme de ses impulsions, dans une quête mettant à l’épreuve l’unité contre la possession. Amour phéromone, amour à l’eau de rose, pour toujours dilemme du 1+1=1. L’obsession des odeurs, de la proximité, d’une présence, habite chacun d’entre nous. Elle rappelle notre être à ses premières heures, celles de la découverte et de la mise en branle de l’existence à laquelle nous sommes invités. Madeleine de Proust elle nous relance à l’occasion, vient nous habiter parfois, et toute une vie n’est qu’un soupir élancé après elle. Elle vient hanter Claire Denis qui déroule deux vies dans lesquelles le charnel incarne l’ampleur du sentiment. Exultation, décompression, jouissance d’un ectoplasme de sensations, dans la possession physique totale car unique et ultime.
La marque sanguinolente laissée par cette folie sur les amoureux malheureux désormais dépouillés d’enveloppe corporelle est alors une transposition de la manière dont elle s’épanouit au sein du sujet qu’elle habite. Ni plus ni moins qu’un parasite elle consume tout son être pour soi ne lui faisant aspirer qu’à une fusion salvatrice, une disparition en l’autre et à travers lui. Comment encore souhaiter exister pour soi, et surtout en dehors de l’autre, quand on a aimé ? Comment retrouver l’unité perdue de la côte d’Adam autrement quand dans la naissance d’un troisième être, l’AMOUR, quand on a palpé le pouls du sentiment ? C’est donc surtout cette quête de la complétude, l’infinie blessure de son impossible, du fait de la dimension physique des corps, irréductibles à la volonté du sentiment, ainsi que la lutte contre cet impossibilité, qui sont explorés par la réalisatrice.
Dès lors les meurtres sauvages commis tout au long de ce film sont paradoxalement les marques d’amours les plus accomplies dont un chacun est capable, comme lutte contre l’irréductibilité du corps sur la pensée et le ressenti. Ils sont une expérience aussi esthétique que sensorielle. C’est en pleine horreur, ce qui se produit de plus poétique et pathétique : dévorer l’autre pour s’oublier, l’anéantir et être renvoyé à soi. Ces banquets donnent suite à un désespoir profond tant une fois dévorée, la proie laisse seul le prédateur face à l’éternité de sa présence au monde, et le ramène à son dilemme d’homme : aussi animal que spécial, sa conscience jamais n’échappe à l’enveloppe charnelle où elle est enchâssée. Incapable d’exister séparément, telle la veuve noire, l’humain est condamné, solitaire, à ressasser les bribes de sa culpabilité, d’avancer côte-à-côte, échangeant mais ne partageant jamais.
À contrepoint de toute une pensée de l’ineffable, Trouble everyday manifeste qu’il est parfois impossible de réaliser pleinement les aspirations fondatrices qui meuvent les corps de tout un chacun.