Je n’avais jamais trop fait attention à Tavi. J’ai onze ans, j’en parais huit, et je pose en total look tribute Comme des Garçons devant chez moi, c’était plus malaisant qu’autre chose. Et puis surtout, ça me foutait le bourdon, ça me rappelait tout ce que je veux oublier, à savoir mes 10 - 15 ans.
Je me souviens d’après-midi interminables à faire du lèche vitrine avec ma mère, le stock Cacharel, Sonia Rykiel de la rue d’Alésia. Je trainais des pieds en docs compensées et je me fixais dans les miroirs jusqu’à en avoir la nausée, la nausée de ne jamais en finir d’avoir l’air d’un enfant. Je regardais ma mère, dans son grand fantasme couture et campait mes positions. La mode c’est pour les poufs, moi je suis un boudin mais je suis maligne, je lis des livres, j’écoute des bons disques. Je faisais la gueule dans le salon en parcourant les magazines de ma mère, j’en attrapais le syndrome de Tourette “pute pute pute connasse pute pute pute raclure” à toutes les pages; soit dit en passant, c’est à cause de tels tics que j’ai déjà supprimé deux fois mon compte facebook.Du coup Tavi a longtemps incarné le mal pour moi. Et puis ce côté petit chien savant, ça c’était le pire. J’imaginais son papa, sa maman, sa grande soeur, et comment elle devait se faire laminer pendant la récré. ça me foutait des frissons.
Bien sûr que j’ai été un putain de petit chien savant, c’est justement ça le problème. Toute la classe m’imitait parce que je parlais comme un adulte, toutes les connasses me parlaient en langage des signes parce que Lucie avait remarqué que je parlais constamment avec les mains. Lucie était mega bonnasse, les mecs de ma classe me traînaient par les pieds dans le préau pour augmenter leur chance de la pécho.
Je dois dire que je m’en suis plutôt bien sortie, je me suis rapidement (allez quoi, 5 ans c’est rien) remise à la ramener. Ouais, j’ai 17 ans et je sais tout sur tout. Par contre, pour ce qui est de la mode, j’ai continué à être récalcitrante. Marine vous en parlerait mieux que moi, j’ai toujours été plus douée pour me moucher dans mes t shirts que pour porter des chemises à col lavallière, et pourtant j’adore ça.
ça va faire deux ans que j’ai craqué. En première année de master, je me suis retrouvée à programmer toutes les nuits des scripts d’extraction de voyelles, oublier définitivement de me laver les cheveux, reconstruire sans le savoir la panoplie de mes 14 ans ET acheter des magazines féminins. Je me suis mise à repèrer les chaussures des filles dans la rue, à prendre des paris sur les futures it girls parisiennes, à m’extasier devant la renaissance de Carven. J’ai su que j’avais touché le fond quand un jour dans le métro, avec mon sac à dos trois fois plus large que moi et mon bonnet bouffant que tous mes amis trouvaient reggae, j’ai aperçu ma cousine, deux têtes de plus que moi, très belle, très Lou Doillon, et de honte me suis cachée derrière mon exemplaire de Jalouse. C’est peu de temps après que Marine m’a envoyé cette photo, en me disant “allez, tu la détestes hein?”
Tavi s’était mise à collectionner les fanzines, à parler d’inner beauty et à écouter des mixtapes de riot grrls. Kathleen Hanna lui avait offert ce pull, et je ne lui en voulait même pas. Faut dire que malgré mon épanchement progressif et pour le monde monstrueux des vêtements, j’ai toujours conservé une forme de mépris pour les filles à la mode, elles pourraient citer Malaparte et aimer les mêmes disques que moi qu’elles n’en resteraient pas pour autant des grosses poufs. Mais là, même pas. La révolution “féministe” de Tavi ne déclenche aucune foudre en moi, j’ai trouvé ça presque touchant. Et puis toutes les jeunes fashionistas plongent dans le revival 90’s en ce moment, elle n’aura été qu’une fois de plus la première.
Non, le seul point impardonnable c’est son inepte et millième consécration Hole, là faut pas déconner. Courtney Love est une énorme sangsue sans aucun talent, tout le monde est sensé savoir ça, et si vous n’êtes pas d’accord lisez donc le super livre d’Everett True, Live Through This: American Rock Music in the Nineties, qui en plus de nous apprendre que Kurt Cobain rêvait Nirvana en groupe de filles, confirme que cette grosse pute à tout pompé à Kat Bjelland, chanteuse de Babes in Toyland, qui dédicace tous ses meilleurs morceaux à qui? hein à qui? “Fucking bitch well i hope your insides rot. LIAR. LIAR. LIAR”. Et si vous trouvez ça mauvais, réécoutez Hole.
Tiens, tiens, Chloé Sevigny.
Suite à ça, Tavi a enfin eu ses règles, et mon affection pour elle n’a fait que grandir. Bon nombre d’entre nous bouillonnent de rage à la vue de chaque nouvelle nana de 17 ans, exhibant sa jeunesse dorée. Tavi elle, vient d’avoir 15 ans et joue les adolescentes, sauf que c’est comme si elle avait toujours été là.
C’est l’anti it girl, et elle pourra bombarder internet autant qu’elle veut de capture d’écran de Virgin Suicides, de couronnes de fleurs, de têtes de mort en pendentif, ça sera toujours fictionnel. Elle est à la fois trop jeune pour avoir vu le film à sa sortie, et trop vieille et détachée du monde pour appréhender l’adolescence autrement qu’en esthétique et mots-clés. C’est comme si elle avait décidé de croire que finalement elle ne sait pas tout, comme si elle se laissait croire qu’elle aussi est au coeur du truc. Comme si enfin, son corps prenait l’image de l’adolescence et qu’elle avait en elle un film de John Hugues, en continu, à la maison. Et c’est prenant, on la regarde, on l’écoute et on se surprend à oublier le vertige éprouvé à la voir fairedes conférences à 13 ans, en toute omniscience.des conférences à 13 ans, en toute omniscience.Elle nous parle de tout ça comme si elle revivait ses années de lycée, quinze ans auparavant, tout en affichant une allure parfaitement teenage, forcément les filles s’identifient par centaines. Personnellement, je n’y crois pas et j’adore ça.
Et elle sait tout ça, que le monde est rempli de gens nostalgiques de cette période glaireuse qui n’existe en vieux rose et sépia que dans les films, fantasme sur lequel toute l’industrie de la mode repose, et elle est bien décidée à s’en jouer - quitte à ce que s’en jouer suggère de se créer un empire. ROOKIE, son magazine en ligne, est sorti lundi et il est assez irrésistible.
PS:Toutes photos issues de www.thestylerookie.com,
Polaroid Baby est une chanson de Bratmobile.