L’autre jour, je suis allée faire du wiffle ball avec mon copain Pierce. Le wiffle ball c’est genre du baseball, mais en bac à sable, et le baseball étant le sport le plus mégachiant du monde, le principe de notre groupe de joueurs est de boire le plus possible, sinon quel intérêt, je vous demande.
À la moitié de la partie, ça devient toujours un peu intéressant, parce que le pitcheur ne peut plus lancer la balle et le batteur sait même plus comment on se sert d’une batte.
C’est là qu’entre deux bières, Pierce me dit que mardi, il doit aller à un meeting des Alcooliques Anonymes avec son frère Austin, parce que le mardi c’est Family Day, ils doivent ramener un parent.
Parfois je ne sais pas ce qui me passe par la tête, hein, mais à ce moment là, je me suis dit que ça avait l’air super comme idée d’aller passer deux heures à regarder des vidéos sur comment tu vas mourir si tu continues d’être alcoolique. Et puis franchement, si être alcoolique c’est boire au moins une bière tous les jours, je ne connais personne dans mon entourage qui n’aurait pas sa place chez les AA, alors j’ai pensé que ça serait intéressant d’aller voir ce que ça donnait, des fois que je me prenne pour Lindsay Lohan et que j’aille en rehab un de ces quatre.
La salle du meeting, elle ressemble à la classe où tu passais tes heures de colle. Les couleurs sont mal accordées, le sol est jaune et orange, les murs sont verts, ça donne un peu envie de vomir. Et puis je vois le couloir depuis ma chaise, ça n’arrange rien, il est peint en violet.
Ça se passe dans une aile du commissariat, alors il y a un mec en costume de la force de l’ordre qui passe régulièrement derrière la porte, ça rend nerveux.
La nana qui anime la discussion, c’est une grosse femme noire qui s’appelle Alice, et qui me fait un peu flipper, parce que la première chose qu’elle me dit quand je passe la porte c’est qu’elle adore les jupes plissées.
Il y a un mec qui dit un truc dans le fond, dans le genre tu nous as ramené quelqu’un mieux que la dernière fois, Austin. Je souris timidement, je vais pas commencer un débat sur le sexisme du commentaire, hein, c’est pas le sujet de la réunion.
On me demande de me présenter, je dis que je suis la copine d’Austin. C’est pas vrai mais je le sens se regonfler à côté de moi: ça la dérange même pas de faire semblant d’être ma copine.
Je feuillette sa brochure «How’s your self-esteem». On dirait des dessins tout droit sortis de Tendre Banlieue, à côté des mots clés «ANGER and SHAME», «DENIAL». Je regarde la date de publication du truc: 1989. Normal. Enfin je veux dire, ils ont raison, les gens sont alcooliques tout pareil qu’il y a vingt-quatre ans.
J’étais pas là la dernière fois, mais je ne comprends pas comment je n’ai aucune idée du sujet de la discussion. J’écoute un peu mieux et je me rends compte que le sujet en question n’a pas été nommé une seule fois depuis le début. Le sujet, c’est «ça» ou «ce genre de dynamiques» (quelles dynamiques?).
J’ai l’impression que l’alcoolisme, c’est un peu le Voldemort des alcooliques.
On commence à regarder un powerpoint dégueu, c’est pareil, c’est encore Tito qui a tout dessiné dans les années quatre-vingt. Ça parle de co-dépendance, j’apprends qu’en tant que copine d’alcoolique, généralement, mes sentiments sont opprimés, et que l’alcoolique (Alice dit «alc’», c’est son pote) me contrôle, mais en temps que «co-dep’» je le contrôle aussi. Mm. J’y réfléchirai plus tard.
Il y a un mec qui ne pose que des questions débiles. Je crois qu’il est saoûl. C’est tout à fait indiqué pour un meeting AA.
D’ailleurs, je parcours la salle du regard, et c’est super difficile de savoir qui est l’alcoolique et qui est le parent. Il y a de tout, du mec de dix-sept ans avec ses lunettes et son père à lunettes, à l’alcoolique incurable obèse de cinquante-deux ans, en passant par le hipster aux phalanges tatouées.
Tout ce que j’apprends du powerpoint c’est qu’Alice est fan d’Andy Garcia et qu’elle aime bien animer les AA parce que tout le monde ramène des gâteaux. Je commence à m’endormir, mon tatouage tout neuf gratte, il faut que j’aille mettre de la crème dessus mais j’ai même pas le droit d’aller aux toilettes. Je reprends du café. Alice nous met un film qui date au moins des années 1980.
Il ressemble un peu à ça:
et à ça à la fois:
Il y a des info-graphismes vraiment super pour expliquer les dangers de l’alcool sur le corps, genre pour AVC, il y a une animation avec une petite explosion et un petit volcan qui sortent du schéma du corps humain à l’écran. Ça me rappelle les cours de SVT et les transparents gribouillés au veleda sur les rétroprojecteurs. Il y a un mec avec un strabisme divergent qui fait un peu pervers qui s’agite à l’écran, il fait des super dessins de rouages qui représentent les membres de la famille d’un alcoolique. Toutes les fringues des gens dans ce film sont merveilleuses, c’est tout plein de pantalons à pince et de cheveux bouffants.
Le film est fini et je suis un peu triste, ça commençait à devenir rigolo.
On sort de la salle et je croise un pote dans le couloir : ah ouais, toi aussi? Ouais, enfin non, j’accompagne, quoi.
Tu viens, je crois qu’il est grand temps d’aller boire une bière.