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lundi, 26 juin 2017

Powerpoint Love

Par
illustration

Mon cerveau a été soigneusement lavé depuis six ans que je travaille devant un ordinateur dans un milieu lié à la conduite de politiques publique. Sur l’autoroute du service public, au travers de ronds-points technocratiques : je mange, dors et respire bureautique. Alors forcément je souffre de certains réflexes. Je fais des rétroplanning de tout. Un rétroplanning c’est un calendrier, mais un peu sournois. La fin justifie les moyens : si tu veux ce livrable au bout du compte alors je vais jalonner tes mois de délais incompressibles, de livrables intermédiaires, de comités de pilotage et de phases d’expérimentation, voire d’évaluation. Là où c’est fort c’est que les étapes, les jalons et les paliers représentés par de jolis losanges colorés ont l’air obligé. Comme écarter les jambes quand on est glacé à loup-glacé.

Parallèlement à mon travail qui occupe 80 % du temps et me donne envie tous les lundis matin d’ouvrir une librairie-mercerie (je fais du point de croix subversif) et charcuterie (je fais des pâtés) je viens de tomber amoureuse. C’est à peu près la première fois en trente ans. Et cette fois-ci sans mauvaise foi : c’est la première fois que rien de poisseux, ni de gluant, de follement romantique mais un peu emmerdant ne se déclare après trois mois.

Vous me direz, vous qui comme moi, ne parvenez pas depuis six ans à expliquer votre travail à votre mère, qui faîtes un boulot qui n’a rien à voir avec le journalisme rêvé de de vos années collèges, boulot certes intéressant mais dont personne n’est convaincu qu’il soit réellement utile à la société. Vous me direz donc, le problème ce n’est pas microsoft office, c’est la culture de la gestion de projet avec tout le bordel des processus industriels appliqués à la hache à l’économie du tertiaire et aux politiques publiques. Eh bien oui mais pas là, le problème c’est que lorsque je reprends le bus en même temps que mes esprits pour rejoindre mon mec un soir de semaine (je suis plus libre d’esprit le weekend ; rarement douchée, il faut choisir). Le problème donc c’est que je me passe une par une les slides d’un putain de power point mental dont les titres sont exactement les mêmes que ceux de n’importe quelle réunion.

· Cadrage : objectifs et enjeux

· Livrables attendus

· Calendrier

· Risques et leviers

· Prochaines étapes

Ça donne.

· Cadrage : objectifs et enjeux

J’ai jamais eu de mecs, il vient d’en tomber un du ciel, tout se passe très bien : c’est drôle, c’est doux, c’est intéressant, soit j’ai envie de lui soit j’ai envie de le voir. Des fois je le vois, je croyais que je n’en avais pas envie et puis je suis ravie. Fugacement on s’ennuie. Le but est donc : continuer, être bien (les verbes à l’infinitif donnent plus d’allant). S’ouvrir à lui, le découvrir, l’aider si besoin, l’écouter si utile, lui parler de tout et puis parfois, de rien. Passer un weekend de quatre jours ailleurs, passer deux semaines au soleil, rencontrer ses potes, leur plaire, qu’il rencontre les miens leur plaise.

· Livrables attendus

8 tickets mk2, 5 billets digitick, une carte postale du Maroc, 287 sms jolis, 89 mails tarabiscotés et le triple de brouillons, huit mots griffonnés le matin en partant. Des verbes aussi ici: mettre son t-shirt le matin parce que rien n’est propre ou accessible, comprendre un truc dont on n’avait jamais entendu parler et dont on n’avait pas pensé qu’on devrait essayer de comprendre un jour (la géométrie et le tai-kwen-do).

· Calendrier

C’est là que ça merde. La fin ne pouvant être ni le mariage, ni même l’emménagement, ni non plus un tatouage de son prénom (ce n’est pas comme ça que je fonctionne : je suis douillette et surtout anxieuse) la fin à partir de laquelle je rétro-plane c’est « ne pas rompre ». L’espace temporel est incertain. Le budget illimité : ma sueur, mes larmes, le hasard. Je ponctue donc le calendrier de jalons : la 1ère engueulade, la 1ère engueulade ouverte (qui ne passe pas que dans ma tête), le 1er doute qui ne porte pas sur ses choix vestimentaires, la discussion sur l’abstention aux élections, des moments de gênes inexplicables, les révélations inattendues (exemple : nos personnalités ne sont pas compatibles, il est polyamoureux, il a caché XDDL). J’ai dessiné des larges flèches qui se chevauchent pour matérialiser ces phases : la découverte, la surprise, la prise de conscience du sentiment amoureux, le partage de sa réciprocité, le cui-cui, le cui-cui avec zone d’ombres, le cumul de zones d’ombre, le mieux, la perturbation, la tempête.

· Risques et leviers

Là on se représente une matrice : si on a embauché un consultant un peu cheap il mettra des smileys tristes et souriants ou un tryptique soleil-nuage-éclair ; si on est consciencieux et un peu prétentieux on classifiera incidence et probabilité de survenance du risques. Les risques sont stratégiques (être heureux un moment pour potentiellement se faire trainer son cœur mou sur des graviers pendant des mois sans relâche, cela vaut-il le coup ?) Les risques sont liés à la charge (puis-je à la fois commencer un nouveau travail et une vie amoureuse). Les risques peuvent être liés aux coûts (épilation pas que pour les grandes vacances), liés aux délais, etc. En vrac ça donne : son ex, mon ex, l’ennui, la vie, l’égoïsme, les gens pas prévus qu’on cherche inlassablement quand on s’emmerde d’être célibataire sans les trouver et qui nous tombent dessus forcément quand on n’a plus spécialement besoin, les mycoses, la pilule, réaliser qu’on ne le voulait pas particulièrement, qu’on voulait juste quelqu’un, qu’on s’est menti pour aller à deux au ciné, au spectacle, en weekend, à des fêtes et- oh wait ! Il a menti aussi !

Levier : s’accrocher, ne pas se mentir à soi mais lui mentir des fois, mais pas trop, communiquer, niquer (facile).

· Prochaines étapes

Descendre du bus, remonter la rue des rigoles, sonner, dire bonsoir, embrasser, attendre, voir ce que ça donne.

Prochain jalon et livrable : l’excel de l’année des trente ans, comment je fais le plan de charges de mes douze prochains mois, de mes trente prochaines années.