Qu’est-ce qui se passe dans la tête des footeux ? Bonne question. Comme on est sur un blog de filles, mettons les choses au point.
Car oui, les footeux sont rarement des footeuses, et c’est bien dommage. Les footeux sont des mecs. Souvent cons, c’est vrai - d’où l’inculture légendaire des filles cool en matière de foot. Les femmes mariées à des connards connaissent, elles, la règle du hors-jeu et la composition du Pé-èsseu-gé sur le bout des doigts : pas trop le choix. Mais les autres, elles s’en foutent (sans jeu de mot). Au mieux, c’est une passion un peu infantile qui empiètera sur les prérogatives du couple les soirs de match, au pire c’est un vice rédhibitoire, qui fait brusquement chuter votre potentiel de séduction à zéro.
Or, gente féminine prompte à te vautrer dans le cliché, il faut que tu saches que moi aussi, à la base, je trouve ça con et moche, le foot. D’ailleurs j’écris souvent « foute » pour suggérer l’ironie. Le foute, c’est ce que font les beaufs le dimanche aprèm, ou ce qu’ils regardent le mercredi soir avec des amis, autour d’un barbecue ou d’une pizza-Kronenbourg.
Le foute, c’est la passion des crétins qui klaxonnent en bas de chez moi les soirs de match, mais uniquement quand c’est les Bleus ou l’Algérie. C’est le ciment des pauvres d’esprit, le plus petit dénominateur commun, le dernier truc qu’on ait trouvé pour simuler le lien social. C’est Jacky bourré à la mi-temps, ma tante avec une perruque, à mort l’arbitre, les maillots à pois, Téléfoot, les cacahuètes humides du PMU, Johnny Hallyday, ô les champions, la horde sauvage dans le métro, les ratonades, on est en finoooole, la peinture sur les joues, les écharpes, les accolades sur les Champs, et-un-et-deux-et-trois-zéro, l’étalage de connerie crasse, la foule moutonnière… Répugnant.
Tout ça, c’est la faute à « France 98 ». A l’époque, j’avais dix-huit ans, j’étais un nanarchiste, et je méprisais la Coupe du monde. La finale, je ne l’ai pas vue. Pas sur le moment. Ce que je voyais, c’était le rouleau-compresseur médiatique, la machine à tout transformer en merde, et la procession écœurante des ravis de la crèche, convertis de la dernière heure, mais prosélytes acharnés. C’est ce public là, qu’on a fini par appeler « footix », qui a tout sali. Lui, et tous les démagos de service, politiciens, chanteurs, présentateurs télé, qui ont pris le train en marche en espérant s’approprier un morceau de la médaille. Dès lors, le foute a basculé dans l’horreur.
Tout est à vomir dans le florilège ci-dessus : la récupération politique, l’outrance journalistique, le maquillage, le défilé de crétins, l’opportunisme général, et jusqu’au montage du zapping, qui montre des réfractaires « frontistes » juste avant les deux buts de Zizou, symboles du slogan Black-Blanc-Beur qui devait être l’utopie obligatoire de cet été idyllique. Après ça, on peut tous se prétendre footeux, s’aimer, se sauter dans les bras, on peut même mourir, tout-a-à-fait-Thierry, l’existence est belle.
Au milieu de cette déchèterie, le football n’est presque plus rien, simple prétexte, trente secondes d’images pour le best-of de fin d’année, et l’important, c’est la fête, le carnaval obligatoire, le cirque agressif, sans échappatoire, pour les petits, les grands, les vieux, les hommes, les femmes, impossible d’y couper, de ne pas céder à la folie générale, universelle, rassembleuse, bienfaisante, bavarde à en crever, pour les siècles et les siècles, amen.
Et la gangrène de s’immiscer partout.
Pourtant, avant, ce n’était pas comme ça. Je m’en suis rendu compte quand j’ai fini par remettre les pieds dans un stade, au début des années 2000 (merci les copains de Toulouse). Tout est redevenu évident. Le foot c’est LONG, chiant, anti-festif, et c’est merveilleux.
Quand j’étais petit, je n’étais pas un nanarchiste. On m’emmenait voir le PSG au Parc des Princes, et je n’y trouvais rien à redire. J’avais six ans, ou huit, ou dix, et on partait avec mon père se geler les miches pendant deux heures sur des sièges en plastique, regarder le spectacle le plus triste au monde. Car rappelons-le, le football se joue avec le pied, qui n’est pas un membre très pratique, et empêche la plupart du temps de faire quoi que ce soit de précis. Jouer au foot, c’est être condamné à l’imprécision, à l’à-peu-près, au vague, au je lance la balle loin devant et on verra bien, ce dont se souviennent toutes les filles à qui l’on a proposé d’intégrer une équipe dans les cours de récré : « débarrasse-toi de la balle avant de te faire engueuler » était à peu près leur seule consigne (de notre côté, la difficulté consistait à adapter le jeu à une cour non-rectangulaire, éviter les maternelles qui risquaient leur vie, ainsi que les filles insensibles au sport qui faisaient de la gym à l’intérieur d’un fil élastique en vertu d’un protocole indéchiffrable… Mais comme elle était bénie, cette époque !).
Au stade, donc, on se fait chier. Et c’est ça qui est chouette. Parce que pendant qu’on se fait chier, on a peur. Et froid, et faim, et soif, et envie de pisser, mais il n’est pas question de quitter son siège avant la dernière seconde du match, des fois qu’il se passe enfin quelque chose. Et puis on peut dire des gros mots, même avec son papa, parce que papa en dit plein, et son voisin aussi, qui est plus vieux que papa mais se comporte comme un enfant : Enculé-putain-ô-y’a-faute-là-t’es-aveugle-ou-quoi-enculé. Et une fois de temps en temps, il se passe un truc incroyable, inimaginable, absurde, que l’on appelle par convention un « but ». On se fait chier, on va perdre, c’est moche, mais non : y’a but. Putain y’a but. T’as vu ? Nan ? Il a fait quoi ? J’ai rien vu. Je suis trop petit. Tout le monde est debout, ça hurle, je saute sur mon siège, putain y’a but. Pas de ralenti, pas de télé, pas de zapping, pas de caméra opposée, pas de palette graphique, pas de commentaires. Il fallait y être, ici et maintenant : au stade. Les supporters de Liverpool qui ont vu Steven Gerrard égaliser contre West Ham à la dernière seconde, en finale de la Coupe d’Angleterre, alors que tout semblait perdu, en savent quelque chose.
Cette soudaineté, ce surgissement de la lumière dans un océan d’ennui, n’a aucun équivalent. Emotionnellement, cela surpasse tout. Oui tout, même la chose là, qu’on fait avec les filles, et qui est censé être le meilleur truc au monde.
« L’orgasme est une foutaise comparée à l’instant où ce ballon minable franchit la ligne. Et où le Parc défie la gravité. Une foutaise ! Quand votre meilleur pote (toujours le même) vous massacre l’épaule parce que là, tout de suite, plus rien ne compte, plus rien ne compte. Tout est là », a écrit Jérôme Reijasse ici, et il s’y connaît.
Depuis dix ans, donc, j’ai arrêté le boycott, et j’ai replongé. Comme un alcoolique qui retrouve d’anciennes sensations, je me suis vautré dans ce petit monde rassurant qui était le paradis de mon enfance : doucement au début, puis de façon de plus en plus maladive, obsessionnelle, exclusive. Maintenant, je pèche par excès inverse. Je me transforme en animal, le temps d’un match, au stade ou devant la télé. Je casse mes vitres (authentique). Je fantasme sur les hooligans (c’est mal).
Mais le foot, je m’en suis aperçu, ne sera jamais une demi-passion. Ce n’est pas un passe-temps, un hobby, une petite déviance, c’est un engagement de l’âme entière, à la vie à la mort, pour le meilleur (rarement) et le pire (souvent). C’est une attente fiévreuse du moment magique, celui qui sauvera toutes les heures perdues. C’est une fidélité stupide à un maillot, des couleurs, une abstraction.
C’est une métaphore superbe de la vie, un long chemin de croix racheté par quelques instants de grâce, une école de l’échec où la réussite peut faire irruption, avec la soudaineté d’un décret divin. On a tous déjà perdus, à l’avance et pour toujours (on va tous mourir, yeah !!!), mais on peut y croire un peu, parfois, à la faveur d’un coup d’éclat : une chevauché de Gareth Bale, une volée de Javier Pastore, une tête rageuse de John Terry, autant de lueurs perçant l’obscurité de ce ciel bas et lourd qui nous sert de prison, et semblent déchirer le voile des apparences, pour nous révéler un monde lumineux, bienheureux et divin. Bon, j’en fais des caisses, mais avouez que c’est beau :
Bien sûr, cela forme un tout. Il faut aussi aimer les sapes anglaises hors de prix, la britpop qui tache, et les soirées au pub un dimanche de novembre. Parce qu’un vieil Oasis sur les buts du championnat anglais en regardant Canal+ tout seul un lendemain de cuite, c’est une recette qui fonctionne. Si on est un peu sensible, ça peut même donner des frissons.
Le foot, le vrai, c’est Matthew Le Tissier, un footballeur lent et moche, qui n’a jamais quitté son club de seconde zone, Southampton, n’a jamais gagné un titre, jamais perçu un salaire mirobolant, jamais eu droit aux honneurs de la télé, mais qui était, le temps d’une ou deux fulgurances, le dieu de quelques gosses qui venaient se geler miches pendant deux heures sur des sièges en plastique, dans des stades pourris, chaque samedi pluvieux que Dieu a fait pour punir l’Angleterre.
Ces images-là ne me quittent jamais, trop précieuses. Quand je ne pense à rien, je pense au foot. Quand je m’endors aussi. Quand je m’ennuie. Dans le métro, à la Poste, au supermarché, au travail, je pense au foot. C’est ce qui meuble les creux de l’existence. On me parle, mais je ne suis pas là ; je suis au prochain match, je suis au but d’hier soir, je suis à la composition de l’équipe. Et je t’emmerde. Tu disais ? Tu ne comprends pas ? Ce n’est qu’un jeu ? Je sais. Tu as raison, mais tu as tort. Ma vie est plus riche que la tienne, plus pleine, plus suspendue aux imprévus ; la semaine dernière, j’étais au fond du trou, ce week-end je serai peut-être au sommet de la béatitude. Dans mon petit monde.
Qu’est-ce qui se passe dans la tête des footeux ? Rien, mais un rien extrêmement riche, débordant d’images et d’émotions, que l’on parcourt à tout moment, en boucle. Le foot, le vrai, c’est un truc d’autistes, réservé à ceux qui veulent gâcher leur vie pour une lubie qu’ils sont les seuls à comprendre. Qui entretiennent un jardin privé, planté de figures mythiques et d’instants héroïques, jalousement préservé des flonflons et de la bien-pensance. C’est l’amour d’une équipe qui perd, le goût de la virilité de vestiaire un peu désuète, ou la fascination pour un mec bourrin et moche qui s’appelle Franck Jurietti.
Gloire au football.