Treize est un roman feuilleton qui commence ici.
Le dernier épisode peut se lire là
Tous les garçons et les filles de mon âge
Se promènent dans la rue deux par deux,
Tous les garçons et les filles de mon âge
Savent bien ce que c’est d’être heureux
Je veux bien faire semblant mais je n’y arrive plus. J’ai plus d’espoir. Franchement, je n’ai pas vocation à être un jardiland moi, j’ai pas du tout envie de collectionner les râteaux, les humiliations, le rien, le fait que dans ma vie c’est toujours moins bien que dans ma tête. Mon bide est vide, ma tête l’est aussi. Je suis un de ces ballons à l’hélium en phase de dégonflement.
Je stagne.
Je n’existe plus.
Je sais pas ce que j’ai, j’ai un mélange de tristesse et de colère, le sentiment d’être morte un peu à l’intérieur. Ca doit ressembler à ça la frustration en fait, ou la dépression. Je me sens coincée dans une situation dont je ne vois pas l’issue, je serai triste et toute seule pour toute la vie, des fois c’est comme ça, il en faut bien Marine des vieilles filles, des pauvres meufs, tu fais pas partie des super jolies ni des super gentilles, sérieusement tu t’attendais à quoi ? Si tu rencontres quelqu’un un jour t’auras de la chance, t’es pas super maligne en plus, sérieusement, t’as pensé au couvent ?
T’es dans la norme, t’es même en dessous de la norme, t’oses rien, tu crois quoi ? Qu’un jour il y a Michael Vartan de College Attitude qui va débarquer et qui va te sauver dans l’impasse dans laquelle t’es ?
Tu rêves.
Tu t’en souviens comme t’as fait des efforts à la rentrée pour essayer de ressembler à quelque chose ? Bah regarde, ça sert à rien. Tu seras pour toute la vie le pot de fleurs à côté de Sandra, la meuf qui parle trop fort en cours d’EPS, la gamine qui est tellement incohérente qu’elle sait même pas ce qu’elle veut ni ce qu’elle fait.
C’est bon.
Temps mort.
J’en ai marre.
J’ai même plus envie de faire semblant, de regarder les autres, de m’intéresser. La vie est un gouffre sans fond que je ne finis pas d’explorer.
J’y arrive plus, c’est tout.
L’ambiance est un peu morose aussi, au collège. Un cousin d’un garçon de notre âge, 14 ans lui aussi, est décédé, comme ça, un weekend. Certains parlent d’un accident, d’autres une rupture d’anévrisme, on ne sait pas trop. Je savais même pas qu’on pouvait mourir à quinze ans, putain, je croyais que c’était que dans les films. Il est où Jésus là ? Elle est où la logique ? Au caté ils nous font chanter “plus près de toi mon Dieu” et tout me semble tout simplement absurde.
Même Jésus il ne peut rien pour toi.
« Plus près de Toi, mon Dieu,
J’aimerais reposer : c’est Toi qui m’as créé »
J’ai pas envie de mourir moi. J’ai pas envie d’y penser, j’ai pas envie de me dire que ça peut m’arriver partout, tout le temps, et que je serai seule, seule dans ma merde, seule comme je le suis toujours, parce que c’est comme ça que les gens comme moi se retrouvent, tout seul avec une pierre tombale qui dira quoi ? Hein ? Un truc du genre
« Elle a sûrement bien vécu mais en fait on n’en sait rien parce que personne n’était là ? »
Je me mets à pleurer, tout le temps, je n’arrive plus à me lever. Je crois plus en Dieu, d’un coup, comme le Père Noël. Finies les conneries. Ça n’a aucun sens. Comment peut-il y avoir un Dieu alors qu’on pédale tous dans un merdier sans nom ? Et cette personne est censée nous aimer ?
Mensonges oui. Je ne souhaite même pas ça à mon pire ennemi.
Mes parents me voient vaciller, et semblent n’avoir aucune solution face à cela. Je me rends compte d’un coup qu’ils sont humains, qu’ils ne pourront rien faire face à ma mort, prévue comme pour nous tous. Que je ne pourrais rien faire non plus face à la leur. L’impuissance. La vraie. Je ne veux plus aller nulle part, j’ai des crises de larmes que personne ne peut arrêter. Je n’ai pas les réponses que je souhaite aux questions que je me pose.
- Mais il se passe quoi alors après la mort si il n’y a pas de dieu maman
- J’en sais rien ma puce.
Et cette ignorance, la même que la mienne, me tue à petit feu.
Je m’enferme dans ma chambre. Je regarde le plafond, souvent. Je dors, beaucoup. Mes parents finissent par m’envoyer chez le docteur, qui ne sait pas trop quoi faire devant mon mal-être adolescent, devant mes interrogations toutes foireuses qu’il n’a pas étudié en fac de médecine. Il me prescrit des plantes et m’assure que tout ira mieux.
Conneries.
Je m’effondre.
Et je ne sais pas comment remonter.
Je ne sais pas combien de temps je ne suis pas allée au collège. Je me souviens de tout, de chaque détail, des jeans que portaient V., de la lumière du soleil qui passait par les vitres en cours d’anglais, je me souviens de toutes les émotions qui m’ont parcourues, mais je ne me souviens pas de ça. J’ai du partir pas assez sûrement pour que mes amis s’inquiètent. Un peu trop pour savoir que ce n’est pas bénin et que ça reviendra. J’ai la bile de la mélancolie, une bile noire qui parfois prend le pas sur tout et qui là vient de tout recouvrir. Je fais enfin sa connaissance, et je ne sais pas encore la maitriser. Peut-être que ce n’est qu’un relent d’adolescence. Peut-être que c’est ça aussi la vie, savoir qu’on est mortel, seul, fragile, incohérent, fluctuant, compliqué.
Même pour soi-même.
On ne s’en sortira jamais. Faut faire avec, c’est comme ça.
Quelque mois plus tard, quand j’irais voir avec ma copine Carine Virgin Suicides, j’aurais un véritable choc, une douleur sourde et commune. Leur malaise est similaire au mien, ce truc de pas trop savoir où est sa place, et de pas trop savoir ce que c’est que le réel, c’est quoi vraiment, la vie que devrait vivre un adolescent bien dans ses baskets ?
Un moment, au tout début du film, il y a une phrase qui matérialise tout ce que je pense là, maintenant. Tout ce que je ressens. Je la marquerai partout, sur mes agendas, sur mes sacs, dans mes lettres. C’est lors de la première tentative de suicide de Cécilia, quand elle est à l’hopital et que le médecin lui demande.
Doctor: What are you doing here, honey? You’re not even old enough to know how bad life gets.
Cecilia: Obviously, Doctor, you’ve never been a 13-year-old girl.
Je le sais maintenant. Personne ne sait ce que c’est que d’avoir treize ans. Ou en tous cas, tout le monde fait bien soin de l’oublier une fois qu’il a réussi à s’en sortir.