« Considérons un instant notre lutte pour la liberté, recherchons l’origine de notre force d’aujourd’hui et nous trouverons que ce chemin de l’homme vers la gloire est balisé par des ossements de chevaux. »
Anonyme
Pour Maggie Sue Spangler-Mayson
58 Naperville Road,
Chicago
Etats-Unis
Douarnenez, le 12 septembre 1957
Maggie,
Votre frère Sam est mort l’an d’avant et c’est important pour moi que la nouvelle soit pour vous aussi. Je m’appelle aujourd’hui Suzanne Creusot-Spangler et j’ai marié votre frère pendant quarante ans. Vous devrez pardonner mon anglais, il est simple car il a servi qu’à nous deux pendant toutes ces années, et parfois un peu je l’ai lu dans les livres mais ce n’était pas toujours facile pour moi. Votre langue c’était pour des mots simples d’amour ou des mots compliqués d’écrivains. Je veux transmettre aujourd’hui la vie de votre frère car parfois il parlait de vous ici en France et toujours tendrement. Votre adresse j’espère est la bonne, j’ai écrit partout pour savoir et c’est cela qu’on m’a donné. J’espère.
Sam est venu vers moi pendant la guerre, un jour en juin 1918 avec le chaud de l’été et la peur de sa mort. J’avais vingt ans, c’était le matin, en France on avait les allemands qui étaient la menace et la destruction des villages. Je m’occupais des vaches et mon père au combat et ma mère dans l’étable avec le lait qui restait, pas beaucoup. Des frères et des sœurs aussi avec nous, dans la vie. C’était à Géry, une ferme construite par le père de mon père, que Sam est venu avec une voiture et deux autres soldats pour voir nos chevaux et choisir lesquels pouvaient aller à la guerre et lesquels non. Ils étaient pressés, bousculés et leurs yeux disaient ce qu’ils avaient vu depuis un an. Ils étaient avec des uniformes américains vert clair et des ceintures avec beaucoup de poches. Sam, c’était le plus maigre des trois mais aussi le plus gentil, j’ai pas compris les phrases qu’ils disaient mais j’ai compris l’urgence et aussi qu’on pouvait pas dire non à l’armée américaine. Ils ont poussé la vieille porte de la grange, ils ont fait le tour sans rien dire, ils ont touché les deux plus beaux chevaux et ils ont poussé la vieille jument au mur parce qu’elle n’était pas belle pour eux. Ma mère a crié non on a besoin de leur force pour les champs et on va mourir, mais le plus vieux a crié aussi dans votre langue que je connaissais pas encore et il a mis de l’argent dans la main de ma mère et votre frère et l’autre ont emmené les chevaux à la voiture et Sam nous a dit en français : « celui-là de trait, celui-là de selle » en montrant les bêtes qui étaient encore à nous juste avant. Ils sont partis sur la route et on les a pas revu sauf Sam.
En septembre, il est revenu tout seul pour prendre du fourrage pour les bêtes volées par la guerre et des plumes aussi pour les couchettes des soldats qui dormaient dans les rats et les puces. Depuis la fois d’avant et pendant l’été mon petit frère Louis était mort à cause de la grippe et mon père était rentré parce qu’un obus avait coupé le muscle de sa jambe. On a dit oui parce qu’on pouvait pas dire non. Et il était moins pressé et il a parlé en français pour dire qu’il partait le jour d’après pour la Forêt d’Argonne où « les amis battre avec allemands. Je soigner les chevals qui tombent et aussi chiens traîner les blessés, ambulance. Achève aussi les pires après combat ». Il souriait et peut-être il avait l’air heureux de se rapprocher de là où on meurt, on aurait dit un jeune homme mais en fait il avait 30 ans ce mois-là. Un anniversaire en tranchées j’ai pensé que c’était triste. J’ai souri aussi et je lui ai donné de l’eau avec papa qui regardait assis devant la maison avec son seau près de lui parce qu’à cause des gazes du front il vomissait beaucoup dans ces moments-là (il est mort pendant Noël).Je sais plus ce que j’ai dit ce jour de septembre mais c’était des choses qu’on dit à quelqu’un qui est loin de chez lui, qui est jeune mais qui va bientôt mourir possiblement. J’ai rassuré, j’ai mis la fête sur mon visage pour lui donner le courage du chemin.
Après c’est lui qui me l’a raconté, le départ seulement en novembre du campement américain de Vaucouleurs au matin, après une nuit de gelée et la mort de chiens-ambulance. Il pouvait plus les sauver et on l’a mis au train direction la forêt et le train était lent et les soldats dans le train étaient soûls parce qu’en France on pouvait acheter de l’alcool alors que dans votre pays non. Il y avait du vin, de la bière de ferme et aussi du vomi et les officiers criaient. Sam était mécontent parce que le train s’arrêtait souvent. Les cloches des villages sonnaient sur le chemin et parfois des enfants sautaient devant les églises en faisant des signes avec leurs bras maigres et leurs genoux collés, les femmes aussi étaient partout sur les routes. C’était le 11 novembre, ils savaient pas encore mais l’armistice était arrivée, sans prévenir un petit soldat comme lui et les autres soldats comme lui. Alors le train a fait demi-tour et l’a ramené vers moi qui l’attendait sans le savoir vraiment.
Il a pas quitté la France et il m’a marié le 3 mars 1919, dans la grande cour de chez nous, avec les personnes toujours vivantes du village et ma mère et mon frère Jean et mes deux sœurs. On a dansé pour avoir moins froid et il regardait droit dans mes yeux quand il me parlait et moi je regardais ses lèvres pour bien comprendre. Il a dit en français « les yeux à toi comme celui des vaches ». Ses joues étaient roses d’un coup, ses cheveux étaient roux et ma mère lui avait cousu un habit et aussi ma robe. Il est resté parce qu’il savait faire avec les bêtes, et il savait faire avec moi aussi. Je ne vous raconte pas tout mais l’amour était là au départ et il nous a pas quitté une seule fois dans notre vie d’après. Croyez-moi, vous devez savoir vous aussi ce que c’est ces choses là, vous pouvez savoir aussi qu’il était heureux en France même si il était loin de sa famille. Juste vous lui manquiez parce qu’il n’a pas connu son père, et sa mère il ne l’a pas rencontré beaucoup comme elle est morte si vite. Il disait « Maggie est comme un sucre, un petit sucre ». Peut-être vous vous savez pourquoi alors je vous le donne ici.
Après c’est l’année 1924, le voyage jusqu’ailleurs pour habiter, Sam voulait retourner où il était arrivé la première fois en France à cause de la beauté de la mer et aussi du souvenir de débarquer, près de l’océan violent qui est entre nous, un peu plus près de vous alors j’ai pensé. C’était Landéda, près de Pontanézen en Bretagne où Sam a posé le pied avec le bateau américain. Vous devez vous demander si nous avons des enfants dans notre vie et alors je dois vous dire que non parce que votre frère ne pouvait pas en faire. Nous avons essayé un moment et puis il a dit que c’était mieux comme ça dans un pays où la pluie tombe beaucoup, et il souriait toujours après des phrases comme ça, mais un temps court. Souvent il regardait la pluie, l’orage et il était inquiet dans ces heures là, peut-être vous savez ça aussi de lui. Je travaillais à notre ferme et il soignait les animaux autour de chez nous et c’était très bon ainsi. C’était joyeux dans notre vie à deux, en parlant français souvent et parfois l’anglais. Le soir il lisait des livres dans sa langue pour moi seulement comme si j’étais son enfant et en réalité c’était bon ainsi.
Et puis les allemands sont revenus encore marcher sur nous pour nous prendre tout et ils ont pris la côte sur dix kilomètres et au café on a parlé du mur Atlantique. Alors nous avons pris nos bêtes et nous sommes allés dans une autre ville pendant six ans, et puis Sam parlait de la mer parce qu’il voulait écrire sur les oiseaux qui vivent ici et nous sommes partis encore même si tout est plus difficile avec la vieillesse. Nous avons vendu les bêtes les plus difficiles et c’est à Douarnenez que nous avons vécu jusqu’à ce jour. Les fleurs que je vois sont des hortensias pour décorer, j’ai pensé à vous envoyer un bouquet mais elles vont mourir avant vous. C’est le jardin qu’on a planté à deux à l’époque et je le regarde en écrivant. Sam qui est mort et ce jardin qui a plus la même odeur le matin quand je m’assieds et le soir quand tout retombe… Beaucoup d’étés sont passés et finalement après deux guerres c’est celui-là qui a pris sa vie. Il fallait un an pour moi pour écrire ou alors c’était trop dur.
L’hiver il y a deux ans, je suis tombée à cause du givre de tout en haut de l’échelle de la grange, je faisais attention bien sûr mais les accidents arrivent et il y avait personne pour me voir dans cet état. Je suis restée dans le coma jusqu’au 21 août. Votre frère est mort pendant que je dormais à l’hôpital et je pouvais pas le savoir mais pourtant quand je me suis réveillée il y avait un trou dans ma respiration et l’air me faisait mal. Je savais à un endroit de moi qu’il était mort, mais je ne connais pas le nom scientifique de cet endroit en anglais, c’est au ventre, en bas et ça va aussi parfois dans le dos. Seulement dans mon jardin j’ai pu trouver un peu de paix. Sam est mort dans l’orage sur les montagnes près de l’océan. C’est incroyable à raconter et aussi à lire je pense mais le tonnerre l’a tué, les éclairs l’ont pris le 6 août 1956 pendant que j’étais dans mon lit et que je pouvais rien faire. C’est injuste vous le voyez et vous devez penser la même chose aussi. C’est une chose qui arrive parfois même si c’est rare. J’étais depuis un an vraiment en colère contre lui pour être si bête et aller marcher seul dans la tempête mais je sais pas comment il se sentait ce jour-là et je peux pas juger Sam maintenant, j’espère que vous non plus Maggie même si vous devez être triste. Je vous envoie mes condoléances jusqu’à chez vous et c’est l’amitié d’une femme seule à une autre femme.
Je mets avec la lettre le livre de votre frère sur les oiseaux de Bretagne qu’il a réussi à écrire avec du soin. C’est en français mais peut-être vous connaissez quelqu’un qui peut traduire ? Et les photos aussi c’est lui. Et je copie aussi un article du journal sur le jour où c’est arrivé. Quelqu’un était là qui a vu et voilà que le matin c’était dans le journal.
« Le Télégramme, vendredi 7 août 1956
Frappé par la foudre.
Un vétéran américain de la guerre 14-18 âgé de 71 ans a trouvé la mort hier, jeudi 6 août, alors qu’il se trouvait sur les abords de la Pointe du Van. Malgré les intempéries, Sam Murray Spangler a bravé la tempête ce soir là et, alors qu’il marchait sur le chemin côtier, a été frappé à deux reprises par la foudre. « Je l’ai vu quitter sa voiture en laissant tourner le moteur et avec les essuie-glaces allumés. Il a marché droit dans les bruyères comme s’il savait où il allait. Je l’ai appelé pour lui dire que ce n’était pas conseillé à cause des alertes météo mais il ne m’a pas entendu. Il s’est posté à un vingtaine de mètres de la chapelle et j’ai cru qu’il me faisait signe parce qu’il levait les bras en l’air. J’ai voulu m’approcher pour lui demander s’il avait besoin d’aide et c’est alors que la foudre lui est tombé sur la tête par deux fois. Ça a fait un bruit terrible et j’ai su qu’il n’y avait plus rien à faire », nous a confié un pêcheur de la région qui escomptait ramasser ses casiers de poissons ce jour-là mais s’était ravisé en voyant arriver le mauvais temps. Son épouse Suzanne se trouve, depuis le 24 décembre dernier, dans le coma à l’hôpital de Brest. Les médecins avaient confié il y a quelques jours à l’ancien combattant à la retraite leur peu d’espoir quant à son réveil. Passionné d’oiseaux et de paysages français, il laisse en souvenir à notre région un très bel ouvrage ornithologique sur la faune de nos côtes illustré de nombreuses photographies. La cérémonie aura lieu à Douarnenez, en la chapelle Saint-Jean, ce lundi 10 août. »
Avec tendresse,
Suzanne Creusot-Spangler